« L’argent n’est qu’une fiction » disait Aristote.

Difficile de conscientiser cette phrase tellement la monnaie est devenue de plus en plus prégnante au fur et à mesure du développement de notre civilisation.
Norme impérative de notre temps qui relie souvent (d’une manière bonne ou mauvaise) les individus entre eux, la monnaie n’a jamais eu une place aussi prépondérante, touchant et régissant la plupart des aspects de notre vie.
Inscrite dans une économie (l’art d’administrer la maison) à la dérive, il est cependant curieux d’observer à quel point nous souffrons du peu de réflexion sur la monnaie.
Heureusement, depuis la crise de 2008, celle-ci revient de plus en plus sur la table, invitant chacun(e) d’entre nous à se réapproprier la question monétaire.
Petite porte d’entrée, à travers cet article, sur cet outil à la fois si familier et flou dans sa création, son architecture, ses flux et implications systémiques…

I/Se saisir de l’objet monétaire, un levier d’émancipation

« Soyons clairs, depuis l’antiquité, ceux qui détiennent le capital, contrôlent la création monétaire, ont un objectif concernant l’argent : c’est que nous n’y comprenons rien. » (Ezra Pound)

Et ce n’est pas Henri Ford qui faisait l’hypothèse d’une « révolution demain matin » si la population comprenait notre système monétaire, ni le célèbre « There Is No Alternative » (TINA) de Margaret Thatcher en référence au néolibéralisme, ou encore le jargon économique très technique qui pourraient nous amener à infirmer cette citation.

Et pourtant nous le savons, l’ennemi c’est l’ignorance : « vous pouvez rendre fou un système si vous brouillez ou séquestrez ses flux d’informations » (Donella Meadows). Alors quoi de plus sain que de dépoussiérer, analyser en profondeur l’objet monétaire. Surtout quand l’objet concerne l’intégralité de l’humanité et que l’on conseille lors des investigations de « Follow the money »…

La monnaie, c’est de la confiance cristallisée.

Dès que l’on dépasse l’intelligence collective originelle (<100 personnes), la monnaie semble devenir un outil incontournable et vient supplanter la confiance que les humains peuvent s’accorder entre eux.
Elle devient alors l’élément essentiel de notre interdépendance : le médium fonctionnel aux échanges qui résout des problématiques liées au temps (non coïncidence des désirs, temporalités de production), décomplexifie des problèmes (conversion, compensation).
Mais ce serait très réducteur de s’arrêter aux trois fonctions de la monnaie pour la décrire.

Bien que la question de la neutralité de l’outil monétaire (et de la technique en général) ne soit pas tranchée, il semble que les systèmes monétaires (par leurs caractéristiques, architecture et flux qu’ils engendrent) soient “porteurs d’une intention” (Jacques Ellul) qu’il est important de détecter par son impact sur le réel.

L’outil monétaire n’a pas de valeur intrinsèque, c’est une construction humaine qui n’a que la valeur que nous lui accordons. Mais une fois choisie, la monnaie devient une convention sociale qui façonne la société dans laquelle elle est utilisée.

Les caractéristiques données à la monnaie structurent la société, impactent la cartographie des groupes sociaux et leurs échanges, régissent les rapports de domination, transforment les pratiques culturelles (Monique Selim), influent sur notre mentalité et notre psychologie.

La monnaie tisse le « Nous ».

Réfléchir à la nature de la monnaie est un enjeu politique fondamental.

Le système monétaire choisi va impacter notre système politique : à l’image du sang ou de l’eau, ses caractéristiques vont influer sur la circulation et notre capacité à distribuer les richesses.

Également objet de pouvoir, la monnaie procure à ses détenteurs et encore plus à ses émetteurs (seigneuriage) un pouvoir d’agir sur le futur puisque la décision finale appartient au financeur.

Règle des règles en droit, la monnaie et son système doivent être perçus comme le cœur nucléaire de la société.

Le processus démocratique commence donc par la monnaie : en comprenant mieux la nature, les flux et le système induit par chaque monnaie, nous commençons à choisir quelle société nous voulons voir advenir.

Une fois que nous avons cette vision d’ensemble des projets qui sous-tendent chaque monnaie, il « suffit » alors de déplacer notre faisceau de confiance sur la ou les monnaies de notre choix.

À l’instar de nos choix de consommation, nous votons avec la monnaie que nous utilisons.

Si suffisamment de monde (masse critique) utilise la monnaie que vous avez choisie, les liquidités deviennent suffisantes pour impacter le réel tel que vous le souhaitez.

Analysons désormais la monnaie dette qui, au vu du foisonnement de propositions monétaires, semble en pleine crise de confiance…

II/ En finir avec la monnaie dette

Toutes ces propositions monétaires témoignent d’une remise en question de notre modèle monétaire traditionnel basé sur la monnaie dette.

Remplaçant la conception métallique de la monnaie à partir du XIXème siècle, la conception bancaire de la monnaie répondait aux souhaits de l’époque d’en finir avec le risque de pénurie et d’accompagner la croissance marchande.

Reflet d’une activité passée, la monnaie devenue monnaie dette devint une anticipation de gains futurs : une conception monétaire très efficace pour catalyser l’inventivité et l’énergie des humains pour croître rapidement. Couplée avec des intérêts, elle a sensiblement accéléré la révolution industrielle. Une monnaie excellente pour la prédation, l’expansion où « les vices privés [semblent faire] la vertu publique » (Mandeville) puisque la société avec un individualisme exalté s’installe globalement dans le progrès technologique et le confort matériel.

La monnaie dette n’a d’ailleurs cessé de se développer graduellement jusqu’à même une rupture anthropologique lorsque Nixon, le 15 août 1971, a mis fin aux accords de Bretton Woods (fin de la convertibilité du dollar en or). Cette date marque la dématérialisation complète de la monnaie (adossement à aucun réel tangible), débride le potentiel de la monnaie dette et marque le début de la financiarisation à outrance de l’économie. La monnaie se déconnecte du réel, de son objectif initial pour devenir une finalité, un fétiche en soi guidé par le « divin marché » (Dany-Robert Dufour).

Malheureusement, cette dépendance à la dette, cette anticipation d’une croissance future, cette augmentation de la cadence ont un double coût :

  • un coût humain : creusement exponentiel des inégalités, discréditation des activités les moins rentables, érosion sociale, fatigue des corps liée aux injonctions de productivité et de rentabilité.
  • un coût écologique : l’efficacité monétaire (« toujours plus, toujours plus vite »), gourmande en inputs aboutit à l’épuisement inéluctable des ressources minérales et renouvelables de la planète, sans parler des outputs (externalités négatives) que nous connaissons tous, symptomatiques d’un métabolisme sociétal en surrégime (la grande accélération).

Vous ne pouvez pas demander à ce système monétaire obnubilé par le profit, la logique à court terme de la justice sociale et de la soutenabilité environnementale, il n’est pas structuré pour ça.

« La plus grande faiblesse de l’espèce humaine vient de son incapacité à comprendre la fonction exponentielle » (Bartlett) alors insistons bien sur les effets en cascade difficilement prévisibles de toutes ces courbes exponentielles de notre trajectoire sociétale : aboutissement à une oligarchie voire une ploutocratie, fardeau des dettes publiques et privées de plus en plus lourd à supporter, lobbying, corruption, précarisation des conditions de travail et effet délétère sur la santé (burnout), dérèglements environnementaux, effondrement de la biodiversité…

Ce modèle économique est « un élément fondamental de la matrice des dérèglements environnementaux, sociaux, économiques et financiers. » (Couppey-Soubeyran & Delandre)
Bien qu’ultra efficace vis à vis de ses objectifs initiaux, il n’est gage d’aucune sagesse (à l’instar de cellules malades ou d’un adolescent qui voudraient continuer à croître éternellement), ne profite pas à la majorité de l’humanité et nous amène au chaos. Il est urgent d’actualiser notre système monétaire aux enjeux contemporains.

III/ Favoriser le bon usage de l’argent et définir les règles du jeu collectivement

Nous percevons bien que ce système de monnaie dette n’est pas souhaitable ni tenable dans le temps : endettement colossal des sociétés humaines au profit d’une poignée de milliardaires qui ont le pouvoir de nous asservir, flirt ô combien risqué avec les limites planétaires, détérioration du “Nous” et abandon du bien commun.

A moins d’une décision radicale (ex : année jubilaire soit une annulation de la dette), les conséquences historiques sont connues : hyperinflation, krach, révolution sociale ou guerre dont les premiers signaux se font ressentir.

Des signaux qui mettent en évidence les conséquences corrosives du mauvais usage de l’argent, nommé « chrématistique » par Aristote.

Le rôle fondamental de la monnaie a été détourné.
Le lien existant entre la monnaie et le besoin social s’est brisé.
Si on conçoit l’argent comme une finalité, c’est une conception viciée de l’objet monétaire et les conséquences sont destructives pour le « Nous ».

L’enjeu est donc urgent et crucial : nous devons nous réapproprier la monnaie et favoriser le bon usage de la monnaie pour trouver un système monétaire qui nous conviendrait mieux.
L’argent au service de l’humain et non l’inverse.

« Drôle de système qui consiste à privilégier le remboursement des dettes sur le bien-être de la population. » (Bertrand Séné)

Alors voici, sans exhaustivité, quelques pistes :

  • changer notre vision de la monnaie et la remettre à sa juste place : la monnaie doit être un outil, pas un fétiche. Arrêtons de la voir comme une marchandise sacrée dont on peut manquer mais un flux qui amène les humains à se mettre au service les uns des autres et qui permet aux projets de se réaliser, à l’image de l’eau qui permet à la végétation de croître.
  • réinjecter de la morale dans la monnaie : Prêtez une attention particulière à la question des intérêts. Ils peuvent éventuellement se justifier dans certains cas mais jamais devenir toxiques pour la communauté (usure). Privilégions une monnaie libre de dette. Et des circuits monétaires sains. La majorité des flux de la monnaie dette vont vers des secteurs parasitaires plutôt que vers les secteurs prioritaires.
    Il faudrait également se prémunir de la tendance économique à dérober le pouvoir politique, médiatique, judiciaire (algorithme anti-oligarchique?).
  • réconcilier l’intérêt particulier et l’intérêt collectif : le système monétaire actuel nous met dans une prison terrible qui ne peut pas reconnaître la valeur du bien commun (d’où la difficulté dans la recherche de financement car les investisseurs ne trouvent pas d’intérêt particulier). Pour résoudre ce dilemme, une monnaie complémentaire peut être envisagée ou une monnaie qui arriverait à concilier les deux.
  • se reconnecter au réel: la monnaie s’est déconnectée de l’économie réelle au profit de la finance.
    Les monnaies sont également aveugles aux externalités. Nous n’avons pas défini de contrat avec le monde naturel comme si nous n’en faisions pas partie et n’en dépendions pas.
    Il serait bien de se concentrer sur les richesses réelles (capital terre, capital humain, savoir-faire, production, beauté, connaissances) plutôt que sur des masses d’argent fictives.
  • se projeter sur le temps long :  La monnaie est assurément un déterminant de notre société mais probablement aussi un miroir. La monnaie est le reflet de nos peurs, vices (avarice, cupidité), de notre impatience. Ce système nous vend du temps avec la dette (et peut nous en voler par la même occasion avec les intérêts) pour répondre à l’impatience de nos besoins d’exosomatisation [Lotka]. Levons la tête, prenons le temps de réfléchir et le courage d’infléchir notre trajectoire. Pratiquons la sobriété heureuse, la croissance qualitative et visons long terme.

Conclusion

La systémique nous apprend que le potentiel de changement se trouve dans les connexions plutôt que dans les éléments eux-mêmes. La monnaie, à l’image du sang ou de l’eau, joue ce rôle de connexion pour les sociétés humaines complexes. Ses caractéristiques et mécanismes s’expriment dans la société qui l’utilise comme nous le démontre la monnaie dette. Celle-ci, par son efficacité, a considérablement stimulé la créativité humaine et accéléré le développement de la « mégamachine » (Mumford) pour atteindre l’abondance matérielle.

Mais aujourd’hui, « la réalité a changé, le facteur limitatif a changé, et notre cadre analytique ne s’est pas adapté. »(Niko Paech)

Nous avons changé de paradigme : d’une monnaie limitée (quantité et circulation faible) dans une économie aux ressources qui paraissaient illimitées, nous avons aujourd’hui une monnaie illimitée (permise via la dématérialisation) qui fait face aux limites planétaires.

L’outil monétaire semble nous avoir dépassé, devenant une finalité, dévorant tout principe éthique et se substituant aux vraies richesses de ce monde. La monnaie dette, plongée dans un ultralibéralisme qui a sombré dans l’hubris, nous conduit dans une impasse sociale, écologique, culturelle, politique, voire même anthropologique.

Va t-on réussir à stopper la boule de neige (symbolisant la monnaie dette) sans trop de fracas, s’ajuster à nos besoins contemporains et stabiliser notre économie ?

Nous avons besoin résolument d’un assainissement monétaire.

Pour « Nous » et en harmonie avec le vivant.

Nous n’aurons pas de réelle démocratie, ni d’authentique transition écologique sans transition monétaire.

Alors espérons, malgré les verrous, que la culture et la démocratie monétaires se développent.

Références :

PETERS, André. De la dictature financière à la démocratie monétaire. Paris : L’harmattan, 2016. 189p.

SENE, Bertrand. Ecosophia : Roman d’anticipation économique. 2018. 196p.

KENNEDY, Margrit. Le poison des intérêts. Ed Yves Michel, 2013.102p.

PAECH, Niko. Se libérer du superflu, vers une économie de post-croissance. Ed : Rue de l’échiquier. 128p.

GOODWIN, Michael. Economix, la première histoire de l’économie en BD. Les Arenes Eds, 2019. 354p.

DRAGHI, Marc Gabriel. Le règne des marchands du temple. Ka’editions et conseils, 2019. 572p.

SCHEIDLER, Fabian. La fin de la mégamachine. Seuil, 2020. 624p.

DUFOUR, Dany-Robert. Baise ton prochain, une histoire souterraine du capitalisme. Actes Sud, 2019. 192p.

LAJNEF, Anice : https://blogs.mediapart.fr/anice-lajnef/blog

COUPPEY-SOUBEYRAN, Jézabel, & DELANDRE, Pierre : http://jezabel-couppey-soubeyran.fr/img/book/IDD-07-01-2022.pdf

DERRUDER, Philippe : https://econologiste.org/2021/06/15/monnaie-complementaire/

Prenez Place : https://prenez-place.fr/

Systems Innovation : https://siparishub.medium.com/le-syst%C3%A8me-%C3%A9conomique-est-un-orme-5a09c1d54512

Les econologistes : https://econologiste.org/

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