Nous remercions Timothée Parrique pour nous avoir autorisé à traduire son article, initialement diffusé sur son site Internet.

C’est l’affaire Galilée du XXIe siècle : la croissance économique des pays développés s’est-elle découplée des pressions environnementales ?

Au cours de la dernière décennie, la réponse dominante (même si non prouvée) était : oui, les pays riches ont verdi leur croissance, ce qui signifie qu’elles peuvent désormais continuer d’augmenter leur PIB tout en réduisant leurs émissions. Cette illusion d’un consensus scientifique a servi d’épine dorsale à la plupart des politiques environnementales à travers le monde. 

Mais cette affirmation est-elle bien solide? Je défends que non depuis Decoupling debunked (2019) et je ne me suis jamais senti aussi confiant qu’après avoir lu le dernier rapport du GIEC sur l’« Atténuation du changement climatique. » Ce que j’ai l’intention de montrer dans cet article, c’est que l’affirmation rassurante selon laquelle le découplage est faisable, comme on peut le lire dans le résumé pour les décideurs et l’entendre en boucle dans les médias, est scientifiquement sans fondement. 

Le découplage dans le rapport complet

Le terme « découplage » apparaît dans 83 pages du rapport complet de 2 913 pages (dont 41 pages dans la bibliographie) [i]. La plupart des discussions ont lieu au chapitre 2 : Tendances et facteurs d’émissions, sous-section 2.3.3 Découplage des émissions de la croissance économique (pp. 37-39). Cette sous-section est composée de seulement cinq paragraphes et je vais donc les disséquer ici un par un. 

"La question de savoir si les impacts environnementaux tels que les émissions de carbone et l'utilisation des ressources naturelles peuvent être découplés de la croissance économique fait l'objet d'un débat de longue date. La question de savoir si un découplage absolu peut être réalisé à l'échelle mondiale est controversée (Ward et al., 2016 ; Hickel et Kallis, 2020). Cependant, un certain nombre d'études ont constaté qu'il est possible de réaliser le découplage au niveau national et ont exploré les raisons de ce découplage (Ward et al., 2016 ; Zhao et al., 2016 ; Schandl et al., 2016 ; Deutch, 2017 ; Roinioti et Koroneos, 2017 ; Li et al., 2019 ; Vadén et al., 2020 ; Habimana Simbi et al., 2021 ; Shan et al., 2021)." 

Ce que je trouve le plus surprenant dans ce premier paragraphe, c’est qu’il commence par les critiques de la croissance verte. C’est nouveau. D’habitude, les discussions sur le découplage partent du principe que la croissance verte est possible et qu’il s’agit simplement de trouver le moyen le plus efficace d’y parvenir. Mais il semblerait que la charge de la preuve ait changé de camp. Le découplage est irréalisable, jusqu’à preuve du contraire – ce qui, en soi, est déjà un progrès.   

Les deux études choisies pour représenter les détracteurs de la croissance verte sont sans ambiguïté sur la question. Ward et al. (2016) concluent que « la croissance du PIB ne peut fondamentalement pas être découplée de la croissance de l’utilisation des matériaux et de l’énergie » et qu' »il est donc trompeur de développer une politique axée sur la croissance autour de l’espoir que le découplage est possible. » Dans le même ordre d’idées, Hickel et Kallis (2020) concluent qu’il n’existe aucune preuve empirique que le découplage absolu de l’utilisation des ressources puisse être réalisé à l’échelle mondiale ». Ils affirment également qu' »il est très improbable que le découplage absolu des émissions de carbone soit réalisé à un rythme suffisamment rapide pour empêcher un réchauffement climatique supérieur à 1,5°C ou 2°C », ce qui les amène à écrire que « la croissance verte est probablement un objectif malavisé. »

En ce qui concerne la structure du paragraphe, le texte est presque identique à celui de Hubacek et al. (2021, pp. 1-2), ce qui est compréhensible puisque Klaus Hubacek est les des lead authors du chapitre 2 (avec trois de ses co-auteurs sur cet article, l’un d’eux étant également lead author et les deux autres contributing authors). La seule différence entre les deux documents est le choix des références. Voici le passage tel qu’on le trouve dans l’article original : « Bien qu’il soit controversé de savoir si un découplage absolu peut être atteint à l’échelle mondiale (Hickel et Kallis 2021 ; Ward et al. 2016 ; Schandl et al. 2016 ; Haberl et al. 2020 ; Parrique et al. 2019), un certain nombre d’études ont trouvé des preuves de découplage au niveau national. »

Je ne comprends pas pourquoi les auteurs du chapitre 2 ont décidé de n’inclure que les deux premières références. L’omission de Haberl et al. (2020) est particulièrement étrange car il s’agit de la plus grande revue de la littérature empirique sur le découplage, et aussi parce qu’elle est référencée plusieurs fois ailleurs dans le rapport (Ch.1 p.41, p.44 ; Ch. 2 p.47 ; Ch.3 p.26 ; et Ch.4 p.68). Par exemple, on peut lire au chapitre 4 (p.68) que  » si certaines publications indiquent que le découplage absolu de la croissance économique et des émissions de GES s’est produit dans certains pays (Le Quéré et al. 2019), une revue systématique plus large a trouvé des preuves limitées de cela (Haberl et al. 2020)  » (Ch.4 p.68). (Je commenterai Le Quéré et al. 2019 plus loin). 

Examinons maintenant les preuves scientifiques qui soutiennent l’affirmation initiale. La deuxième phrase du paragraphe fait référence à neuf études qui soit-disant montreraient que le découplage est faisable au niveau national. Mais ce n’est pas le cas. Sur ces neuf études, deux soutiennent exactement la thèse contraire (Ward et al. 2016 ; Vadén et al. 2020), trois n’apportent que des preuves locales d’un découplage – le plus souvent relatif – (Roinioti et Koroneos 2017 ; Habimana Simbi et al. 2021 ; Shan et al. 2021), deux ne traitent même pas du découplage (Zhao et al. 2016 ; Li et al. 2019), et une n’est pas un article de recherche mais seulement un court commentaire dont le message est plutôt ambigu sur la question (Deutch 2017). Il ne nous reste donc qu’une seule étude qui correspond réellement à l’affirmation pour laquelle elle est référencée (Schandl et al. 2016). 

Passons-les toutes en revue, en commençant par les deux qui plaident contre la faisabilité de la croissance verte. La conclusion de Ward et al. (2016) est sans équivoque : « Notre modèle démontre que la croissance du PIB ne peut finalement pas être découplée de manière plausible de la croissance de l’utilisation des matériaux et de l’énergie, ce qui démontre catégoriquement que la croissance du PIB ne peut pas être soutenue indéfiniment. » Cela les amène à conclure qu’il est en fin de compte nécessaire pour les nations et le monde de faire la transition vers un scénario de PIB stable ou en déclin » (en gros, une affirmation de décroissance). Même situation pour Vadén et al. (2020). Après avoir examiné 179 articles sur le découplage, ils concluent que même si certains articles présentent des preuves de découplage de l’impact absolu (principalement entre le CO2 et le PIB), il n’y a « aucune preuve de découplage absolu des ressources à l’échelle de l’économie, nationale/internationale » et « aucune preuve du type de découplage nécessaire à la durabilité écologique. » D’où leur conclusion : « en l’absence de preuves solides, l’objectif du découplage repose en partie sur la foi. » 

Les résultats de trois autres études citées ne correspondent pas à l’affirmation selon laquelle il est possible de réaliser le découplage au niveau national. Roinioti et Koroneos (2017) étudient la Grèce entre 2003 et 2013 et ne trouvent un découplage absolu que pour trois années (2005, 2007 et 2008). Habimana Simbi et al. (2021) étudient 20 pays africains entre 1984 et 2014. Ils constatent que les émissions de CO2 ont augmenté de 2,11% sur la période, et que « la structure industrielle et l’efficacité des émissions ont contribué à la réduction des émissions de CO2 mais n’ont pas suffi à compenser la contribution positive de la croissance démographique et économique. » Enfin, Shan et al. (2021) étudient le lien entre la croissance économique et les émissions de CO2 dans 294 villes chinoises pour les années 2005, 2010 et 2015, et constatent des « degrés variables de découplage » : 11% ont atteint un découplage absolu et 65% un découplage relatif. Au final, les auteurs concluent que « bien qu’il y ait eu une croissance lente des émissions ou même une baisse des émissions dans les villes découplées, elles ont continué à ajouter du CO2 dans l’atmosphère et à augmenter la concentration de CO2. » 

Il y a deux articles qui ne traitent même pas du sujet du découplage. Zhao et al. (2016) étudient les impacts environnementaux d’une flotte de 30 camions de livraison commerciaux aux États-Unis (l’article n’utilise pas le mot « découplage » ou « croissance verte »). Idem pour Li et al. (2019) qui s’intéressent aux impacts de la structure démographique sur les émissions de CO2 en Chine, sans la moindre mention du découplage. Et il y a Deutsch (2017), qui n’est pas une étude scientifique mais un commentaire de deux pages parlant de découplage aux États-Unis et en Chine, qui met en fait en garde contre le fait d’investir trop d’espoir dans la croissance verte : « la baisse [de l’intensité énergétique et carbone] est insuffisante pour éviter une augmentation significative de la température moyenne mondiale dans la seconde moitié de ce siècle. Il est trompeur de suggérer que, si cette tendance peut créer des emplois et des avantages pour les États-Unis, elle réussira à éviter les risques du changement climatique. »  

Jusqu’à présent, nous avons écarté huit études sur neuf, ce qui nous laisse avec Schandl et al. (2016). La première chose importante à comprendre au sujet de cette étude est qu’il s’agit d’un exercice de modélisation prospective. Ce qu’elle modélise est un scénario hypothétique qui suppose l’introduction d’un prix mondial du carbone. La modélisation de scénarios hypothétiques est déjà assez incertaine, mais celle où l’on suppose que le monde introduirait soudainement un prix mondial du carbone l’est nettement plus. 

Mais regardons tout de même les résultats. « Nos recherches montrent que si un découplage relatif peut être atteint dans certains scénarios, aucun ne conduirait à une réduction absolue de l’empreinte énergétique ou matérielle, alors que l’empreinte carbone pourrait être réduite en termes absolus. » En ce qui concerne le carbone, le scénario le plus ambitieux (celui qui prévoit un prix mondial du carbone commençant à 50 dollars la tonne et atteignant 236 dollars en 2050) ne parvient qu’à stabiliser les émissions mondiales de carbone à leur niveau de 2015 (il s’agit donc d’un cas de découplage absolu où le PIB augmente alors que les émissions restent stables). 

Je soutiens que ce premier paragraphe est trompeur car il ne fournit aucune preuve de la faisabilité du découplage au niveau national. Mais voyons comment se déroule le reste de la section. 

"Le tableau 2.3 montre le degré de découplage des EBC [émissions basées sur la consommation] et du PIB [produit intérieur brut] des pays sur la base des EBC du Budget Carbone (Friedlingstein et al., 2020) et des données sur le PIB de la Banque mondiale. Le tableau 2.4 présente également le degré de découplage des EBP [émissions basées sur la production] et du PIB des pays. Ces données permettent de comparer le découplage entre le PIB et les EBP et les EBC. Le découplage absolu fait référence à une baisse des émissions en termes absolus ou comme étant stable alors que le PIB augmente (c'est-à-dire un indice de découplage supérieur à 1) ; le découplage relatif fait référence à une croissance des émissions inférieure à celle du PIB (un indice de découplage compris entre 0 et 1) ; et l'absence de découplage, qui fait référence à une situation où les émissions augmentent dans la même mesure ou plus rapidement que le PIB (un indice de découplage inférieur à 0) (Wu et al., 2018)."

Le tableau est tiré de Hubacek et al. (2021) « Evidence of decoupling consumption-based CO2 emissions from economic growth« . Mais avant d’en venir à cela, notons une phrase importante du paragraphe : le découplage absolu fait référence à une baisse des émissions en termes absolus ou à leur stabilisation alors que le PIB augmente. C’est une chose que la plupart des gens ne réalisent pas à propos de la croissance verte : vous pouvez avoir un soi-disant découplage absolu sans réellement réduire les émissions – nous l’avons vu ci-dessus dans le cas de ces quelques villes chinoises qui ont fait l’expérience d’un découplage absolu sans réellement réduire leurs émissions, ou à l’échelle du globe dans l’étude de Schandl et al. (2016). Inutile de dire qu’en termes d’atténuation, et surtout pour les pays qui dépassent déjà leur budget carbone, la stabilisation des émissions n’a rien d’une victoire. 

Hubacek et al. (2021) examinent 116 pays de 1990 à 2018, en appliquant une analyse de décomposition structurelle pour comprendre les facteurs à l’origine des changements dans les émissions. Le tableau présenté dans le rapport du GIEC affiche le regroupement de ces pays en fonction de leur degré de découplage au cours de la période 2015-2018. 

"Au cours de la période triennale la plus récente, de 2015 à 2018, 23 pays (soit 20 % des 116 pays de l'échantillon) ont réalisé un découplage absolu des EBC [émissions basées sur la consommation] et du PIB, tandis que 32 pays (soit 28 %) ont réalisé un découplage absolu des EBP [émissions basées sur la production] et du PIB. 14 d'entre eux (par exemple, le Royaume-Uni, le Japon et les Pays-Bas) ont également découplé les EBP et le PIB. Les pays présentant un découplage absolu des EBC ont tendance à atteindre ce découplage à des niveaux de développement économique et d'émissions par habitant relativement élevés. La plupart des pays de l'UE et d'Amérique du Nord font partie de ce groupe. Le découplage n'a pas seulement été obtenu par l'externalisation de la production à forte intensité de carbone, mais aussi par l'amélioration de l'efficacité de la production et du bouquet énergétique, ce qui a entraîné une baisse des émissions. L'analyse de décomposition structurelle montre que le principal moteur du découplage a été la réduction de l'intensité de carbone (c'est-à-dire la modification de la combinaison énergétique et de l'efficacité énergétique), tant au niveau de la production nationale que des importations (Hubacek et al., 2021). De même, Wood et al. (2019c) ont constaté que les pays de l'UE ont réduit leurs émissions globales de GES basées sur la consommation de 8 % entre 1995 et 2015, principalement en raison de l'utilisation de technologies plus efficaces. La littérature montre également que les changements dans la structure de l'économie avec un déplacement vers les secteurs tertiaires de la production peuvent contribuer à ce découplage (Xu et Ang, 2013 ; Kanitkar et al., 2015 ; Su et Ang, 2016)."
" 67 (soit 58 %) pays, dont la Chine et l'Inde, présentent un découplage relatif du PIB et des EBC entre 2015 et 2018, reflétant une croissance plus lente des émissions que du PIB. Il convient de noter que les États-Unis présentent un découplage relatif des émissions (tant des EBC que des EBP) et du PIB sur la période la plus récente, bien qu'ils aient fortement découplé la croissance économique des émissions entre 2005 et 2015. Le découplage peut donc être temporaire et les émissions des pays peuvent à nouveau augmenter après une période de découplage."

(Petit aparté : concentrez-vous sur la dernière phrase : le découplage peut être temporaire et les émissions des pays peuvent à nouveau augmenter après une période de découplage. Dans Decoupling Debunked (2019), nous avons appelé cela l’hypothèse du recouplage : un pays comme les États-Unis, par exemple, peut faire l’expérience d’un découplage absolu pendant une transition énergétique du charbon au gaz, mais une fois cette transition terminée, le PIB se recouplera avec les émissions de gaz à effet de serre parce que la combustion de gaz supplémentaire générera des émissions supplémentaires.) 

"Dix-neuf autres pays (soit 16 %), comme l'Afrique du Sud et le Népal, n'ont connu aucun découplage entre le PIB et les EBC de 2015 à 2018, ce qui signifie que la croissance de leur PIB est étroitement liée à la consommation de biens à forte intensité d'émissions. Par conséquent, une nouvelle augmentation du PIB dans ces pays entraînera probablement une hausse des émissions, s'ils suivent la tendance historique sans amélioration substantielle de l'efficacité de la production et de l'utilisation de l'énergie." 

Je vais procéder en deux étapes. D’abord, je commenterai les résultats de l’étude de Hubacek et al. (2021), puis j’aborderai la deuxième partie du premier paragraphe qui fait référence à quatre autres études censées apporter des preuves supplémentaires. Dans Hubacek et al. (2021), 23 pays[ii] parviennent à un découplage absolu des émissions et du PIB. Mais qu’est-ce que cela signifie en termes de réduction réelle des émissions ? Réponse : pas grand-chose. « Dans les pays développés, l’EBC a atteint un pic de 15 GtCO2 en 2007, suivi d’une baisse de 16 % jusqu’en 2016 et d’un léger rebond de 1,6 % jusqu’en 2018 » (ibid. p.4). Nous avons là encore un cas de semi-stabilisation des émissions à un niveau trop élevé, ce qui amène les auteurs à écrire que ces pays « ne peuvent servir de modèles au reste du monde » étant donné que leur découplage « n’a été réalisé qu’à des niveaux très élevés d’émissions par habitant. » 

Dans la section discussion du document, les auteurs concluent que « le découplage absolu est insuffisant pour éviter de consommer le budget d’émissions de CO2 restant dans le cadre de la limite de réchauffement planétaire de 1,5°C ou même de 2°C et pour éviter une rupture potentielle du climat (Hickel et Kallis, 2020). Des efforts considérables sont nécessaires pour réduire les émissions mondiales conformément aux objectifs de l’accord de Paris, et il semble de plus en plus évident que même un découplage absolu généralisé et rapide pourrait ne pas suffire à atteindre ces objectifs sans une certaine forme de décroissance économique (Hickel et al., 2021 ; Keyßer et Lenzen 2021 ; Stoknes et Rockström, 2018) » (ibid. p.7). 

Ils vont même plus loin dans le dernier paragraphe de la conclusion : « Même si certains pays ont atteint un découplage absolu, ils continuent à ajouter des émissions dans l’atmosphère montrant ainsi les limites de la « croissance verte » et du paradigme de la croissance. Même si tous les pays découplent en termes absolus, cela pourrait ne pas être suffisant pour éviter un changement climatique dangereux. Par conséquent, le découplage ne peut servir que d’indicateur et d’étape vers la décarbonisation complète de l’économie et de la société » (ibid. p.9).

Examinons maintenant les quatre autres études mentionnées à la fin du premier paragraphe. Wood et al. (2019c) est une étude assez spécialisée, qui estime les transferts d’émissions entre les pays de l’OCDE et le reste du monde. Concernant les pays de l’OCDE, les émissions basées sur la consommation sont légèrement plus élevées en 2015 qu’elles ne l’étaient en 1995 (un autre cas de découplage sans réduction des émissions). Xu et Ang (2013) sont également assez spécifiques. Ils étudient 80 articles sur l’analyse de décomposition structurelle des émissions de CO2 liées à l’énergie de 1991 à 2012, mais le font avant l’invention des indicateurs d’émissions basés sur la consommation, ce qui limite l’utilité de leurs résultats. Kanitkart et al. (2015) est une étude de cas prospective évaluant deux objectifs climatiques différents pour l’Inde, et Su et Ang (2016) effectuent une analyse de décomposition structurelle (ADS) pour classer 30 régions géographiques en Chine en fonction de leur performance en matière d’émissions. Rappelons l’affirmation à laquelle ces études font référence : les changements dans la structure de l’économie avec un déplacement vers les secteurs tertiaires de la production peuvent contribuer à ce découplage. Je trouve étrange qu’aucune de ces études ne se penche sur les pays développés qui ont absolument découplé leurs émissions basées sur la consommation. 

Continuons et analysons le dernier paragraphe de la section Découplage des émissions de la croissance économique.  

"Il est important de noter que le degré de découplage d'un pays évolue dans le temps. Par exemple, 32 pays ont atteint le découplage absolu entre 2010 et 2015, mais seuls 10 d'entre eux sont restés découplés au cours des trois années suivantes. Plus important encore, bien que le découplage absolu ait permis de réduire les émissions annuelles, les émissions restantes contribuent toujours à l'augmentation de la concentration de carbone dans l'atmosphère. Le découplage absolu n'est pas suffisant pour éviter de consommer le budget d'émissions de CO2 restant dans le cadre de la limite de réchauffement planétaire de 1,5°C ou 2°C et pour éviter une rupture climatique (Stoknes et Rockström, 2018 ; Hickel et Kallis, 2020). Même si tous les pays découplent en termes absolus, cela pourrait encore ne pas être suffisant et ne peut donc servir que comme l'un des indicateurs et des étapes vers la décarbonisation complète de l'économie et de la société." 

Avant de commenter ce paragraphe, permettez-moi une petite parenthèse sur Stoknes et Rockström (2018), qui soutiennent que la Suède, la Finlande et le Danemark ont atteint ce que les auteurs appellent une « véritable croissance verte » (une exigence d’une amélioration annuelle de 5% de la productivité du carbone). Une étude récente de Tilsted et al. (2021) a réexaminé leurs résultats, montrant que le Danemark n’a atteint le seuil de 5 % que deux ans entre 2000 et 2017, et que tous les autres pays nordiques sont restés bien en dessous du seuil de 5 % lorsque l’on prend en compte leurs émissions importées. Aujourd’hui, et au vu des résultats de l’AR6, nous savons qu’une réduction annuelle des émissions de 5 % est loin d’être suffisante, et nous réalisons donc que les pays nordiques sont loin d’avoir atteint une croissance verte compatible avec le seuil climatique de 1,5°C.  

Revenons au paragraphe. Il nous dit que le découplage absolu en soi n’est pas une stratégie d’atténuation efficace s’il ne réduit pas réellement les émissions. C’est un point que j’ai déjà soulevé à plusieurs reprises ici, et c’est probablement le message le plus important de toute cette discussion. La croissance économique rend plus difficile la réduction des émissions par rapport à un scénario de décroissance où le volume de la production et de la consommation diminue. Ce n’est pas sorcier : les biens et services les plus faciles à ‘verdir’ sont ceux qu’il n’est pas nécessaire de produire, et donc plus nous pouvons en réduire le volume par des mesures axées sur la demande, plus il sera facile de réduire les émissions.  

Ceci marque la fin de la section sur le découplage, mais il y a deux autres endroits du chapitre 2 : Tendances et facteurs d’émissions que nous devons examiner, à commencer par le paragraphe consacré au découplage dans le résumé du chapitre : 

"Un nombre croissant de pays sont parvenus à réduire leurs émissions de GES sur plus de 10 ans - quelques-uns à des taux qui sont globalement compatibles avec les scénarios d'atténuation du changement climatique qui limitent le réchauffement à bien moins de 2°C (confiance élevée). Environ 24 pays ont réduit leurs émissions de CO2 et de GES pendant plus de 10 ans. Les taux de réduction dans quelques pays ont atteint 4 % certaines années, ce qui correspond aux taux observés dans les trajectoires qui limitent probablement le réchauffement à 2 °C. Toutefois, la réduction totale des émissions annuelles de GES de ces pays est faible (environ 3,2 GtCO2eqyr-1) par rapport à la croissance des émissions mondiales observée au cours des dernières décennies. Des données complémentaires indiquent que les pays ont découplé les émissions territoriales de CO2 du produit intérieur brut (PIB), mais qu'ils sont moins nombreux à avoir découplé les émissions liées à la consommation du PIB. Ce découplage s'est surtout produit dans les pays dont le PIB par habitant et les émissions de CO2 par habitant sont élevés" (Ch.2 p.5, gras dans l'original). 

À la lumière des preuves scientifiques disponibles, cette phrase d’introduction est sans fondement et trompeuse. Jusqu’à présent, dans le chapitre 2, il n’y a eu aucune preuve montrant que les émissions pourraient réellement être réduites de manière significative. Tous les taux que nous avons observés dans la poignée de cas où les émissions ont effectivement diminué (au lieu de se stabiliser) étaient très (très) éloignés des taux qui sont largement compatibles avec les scénarios d’atténuation du changement climatique qui limitent le réchauffement à bien moins de 2°C. La référence à une diminution annuelle de 4 % est déroutante car ces cas sont très rares. C’est comme si l’on évoquait la vitesse maximale d’Usain Bolt en laissant entendre que nous pourrions tous courir aussi vite, tout le temps. De plus, nous avons vu que ce découplage était souvent temporaire, et donc choisir les années de découplage les plus rapides des pays qui se découplent le plus rapidement n’est pas représentatif des tendances plus générales à long terme. Le reste du paragraphe est plus prudent, avertissant que ces cas de découplage se sont produits à des niveaux de PIB et d’émissions de CO2 si élevés qu’ils « ne peuvent servir de modèles au reste du monde », pour reprendre les mots de conclusion de Hubacek et al. (2021).

Le deuxième passage qui mérite d’être mentionné est une FAQ à la fin du chapitre 2 : existe-t-il des pays qui ont réduit leurs émissions et se sont développés économiquement en même temps ?

" Environ 24 pays ont réduit leurs émissions territoriales de CO2 et de GES depuis plus de 10 ans. Les incertitudes concernant les niveaux d'émission et les changements dans le temps empêchent une évaluation précise dans certains cas de pays. Au cours de la courte période d'observation 2010-2015, 43 pays sur 166 ont réussi à découpler de manière absolue les émissions de CO2 basées sur la consommation de la croissance économique, ce qui signifie que ces pays ont connu une croissance du PIB alors que leurs émissions se sont stabilisées ou ont diminué. Un groupe de pays développés, comme certains pays de l'UE et les États-Unis, et certains pays en développement, comme Cuba, ont réussi à découpler de manière absolue les émissions de CO2 liées à la consommation et la croissance du PIB. Le découplage a été réalisé à différents niveaux de revenu par habitant et d'émissions par habitant. Dans l'ensemble, la réduction absolue des émissions annuelles obtenue par certains pays a été compensée par la croissance des émissions ailleurs dans le monde" (chapitre 2, p. 83). 

Même après tout ce temps passé à étudier le rapport, je n’ai pas réussi à identifier l’étude qui présenteraient 43 pays ayant découplé leurs émissions de CO2 basées sur la consommation – Hubacek et al. (2021) n’en examinent que 116 avec 23/24 nations dans le groupe de découplage absolu. Quoi qu’il en soit, la phrase est trop optimiste à la lumière des preuves scientifiques examinées. Remarquez également comment la phrase « le découplage a été réalisé à différents niveaux de revenu par habitant et d’émissions par habitant » est bien plus optimiste que celle du paragraphe ci-dessus (Résumé du chapitre 2) : « Ce découplage a surtout eu lieu dans les pays à fort PIB par habitant et à fortes émissions de CO2 par habitant. » Remarquez également comment la phrase « un groupe de pays développés, comme certains pays de l’UE et les États-Unis, et certains pays en développement, comme Cuba, ont réussi à découpler de manière absolue les émissions de CO2 basées sur la consommation et la croissance du PIB » pourrait être potentiellement mal interprétée comme une forme de croissance verte compatible avec la limitation du réchauffement climatique à bien moins de 2°C (ce qui n’est pas le cas puisque l’UE et les États-Unis dépassent encore largement leurs budgets carbone nationaux). 

C’est tout pour le chapitre 2. Certains diront que le découplage est abordé ailleurs dans le rapport, et en effet, il y a quelques passages que nous pouvons analyser, à commencer par celui-ci, au Chapitre 5 : Demande, services et aspects sociaux de l’atténuation

"Les tendances mondiales révèlent qu'au mieux, seul un découplage relatif (l'utilisation des ressources croît à un rythme plus lent que le PIB) était la norme au cours du XXe siècle (Jackson 2009 ; Krausmann et al. 2009 ; Ward et al. 2016 ; Jackson 2017), tandis que le découplage absolu (lorsque l'utilisation des matières diminue à mesure que le PIB croît) est rare, observé uniquement pendant les récessions ou les périodes de croissance économique faible ou nulle (Heun et Brockway 2019 ; Hickel et Kallis 2019 ; Vadén et al. 2020 ; Wiedenhofer et al. 2020). Les tendances récentes dans les pays de l'OCDE démontrent le potentiel de découplage absolu de la croissance économique non seulement des émissions territoriales mais aussi des émissions basées sur la consommation (Le Quéré et al. 2019), bien qu'à des échelles insuffisantes pour les voies d'atténuation (Vadén et al. 2020) (Chapitre 2) " (Ch.5 p.15).

La majeure partie du paragraphe est sceptique quant au découplage soutenant l’argument que j’ai développé jusqu’à présent, alors concentrons-nous sur la partie la plus encourageante. La dernière phrase fait référence aux « Drivers of declining CO2 emissions in 18 developed economies » de Le Quéré et al. (2019). Cette étude analyse 18 économies développées (Suède, Roumanie, France, Irlande, Espagne, Royaume-Uni, Bulgarie, Pays-Bas, Italie, États-Unis, Allemagne, Danemark, Portugal, Autriche, Hongrie, Belgique, Finlande et Croatie) entre 2005 et 2015, et constate que les émissions ont diminué d’une médiane de -2,4 % par an au cours de cette décennie.

L’intérêt de cette étude est qu’elle montre à quel point le résumé du chapitre 2 est trop optimiste quant à ces taux qui sont généralement compatibles avec les scénarios d’atténuation du changement climatique qui limitent le réchauffement à bien moins de 2°C. Prenons l’exemple du Royaume-Uni, souvent cité comme l’un des pays les plus performants en matière de découplage. Dans l’étude du Quéré, ses émissions basées sur la consommation ont diminué de -2,1 % par an entre 2005 et 2015, pour un taux de PIB positif d’environ 1,1 %. C’est peu ; le pays s’est engagé à réduire ses émissions du double (5,1 % par an). Et pour se conformer à l’accord de Paris, le Royaume-Uni devrait parvenir à une réduction constante de 13 % de ses émissions chaque année. 

Deuxième remarque : une partie de ce découplage s’explique par un ralentissement des taux de croissance du PIB (donc plus proche de la décroissance que de la croissance verte). Le Quéré et al. reconnaissent que la période étudiée n’a rien d’extraordinaire : « Ces réductions de l’intensité énergétique du PIB en 2005-2015 ne se distinguent pas des réductions similaires observées depuis les années 1970, ce qui indique que les diminutions de la consommation d’énergie dans le groupe du pic et de la décroissance pourraient s’expliquer au moins en partie par la croissance plus faible du PIB. » À l’aide de simulations, les auteurs estiment que « si le PIB retrouve une forte croissance dans le groupe ‘pic et déclin’, les réductions de la consommation d’énergie pourraient s’affaiblir ou s’inverser, à moins que des politiques climatiques et énergétiques fortes ne soient mises en œuvre. » Les auteurs eux-mêmes optent pour la prudence : « aussi importantes qu’elles aient été, les réductions d’émissions observées […] sont très loin de la décarbonisation mondiale profonde et rapide du système énergétique qu’impliquent les objectifs de température de l’Accord de Paris, compte tenu notamment des augmentations des émissions mondiales de CO2 en 2017 et 2018, et du ralentissement de la décarbonisation en Europe depuis 2014. » 

Alors, les résultats concernant les gaz à effet de serre sont plutôt décevants, mais peut-être y a-t-il des éléments plus réconfortants concernant le découplage des autres pressions environnementales. Sauf que non, il n’y en a pas. En fait, la situation de l’empreinte matérielle (la seule autre pression environnementale mentionnée par le GIEC dans le contexte du découplage) est encore pire. La situation est bien résumée dans le résumé du Chapitre 11 : Industrie, puis aussi plus loin dans le chapitre. 

"L'intensité matérielle mondiale (stock de capital manufacturé en utilisation, en tonnes par unité de PIB) augmente (confiance élevée). Le stock de capital manufacturé en cours d'utilisation par habitant a augmenté plus rapidement que le PIB par habitant depuis 2000. Le stock total mondial de capital manufacturé en cours d'utilisation a augmenté de 3,4 % par an entre 2000 et 2019. Dans le même temps, les stocks de matières par habitant dans plusieurs pays développés ont cessé de croître, montrant un découplage avec le PIB par habitant" (chapitre 11, page 4). 
"Depuis 1970, la croissance du stock de matières sous l'effet de l'industrialisation et de l'urbanisation a légèrement dépassé celle du PIB et il n'y a pas eu de découplage, de sorte que dans les identités de type Kaya, le stock de matières peut effectivement remplacer le PIB" (chapitre 11, page 12). Le mot découplage est accompagné d'une note de bas de page qui dit : "Cette conclusion est également valable séparément pour les pays développés, le reste du monde et la Chine, lorsque le PIB ajusté de ce pays est utilisé (Krausmann et al. 2020)" (ibid.). 
"Alors que la composition des matériaux de base au sein du stock de capital manufacturé évoluait de manière significative, l'utilisation globale du stock associée à une unité de PIB a évolué au cours du dernier demi-siècle dans une fourchette assez étroite de 7,7-8,6 t pour 1000 USD (PPA 2017) ne montrant aucun signe de découplage du PIB, ni de saturation à ce jour" (Ch.11 p.13).

Et voilà, c’est terminé. Nous avons examiné la totalité du rapport du GIEC sur la question du découplage. Après avoir passé en revue toutes les preuves scientifiques disponibles, je reste très sceptique quant à l’affirmation que nous avons rencontrée dans le premier paragraphe, selon laquelle il serait possible de réaliser le découplage, à moins bien sûr de définir le découplage comme une minuscule diminution ou stabilisation des émissions, ce qui serait une imposture, surtout dans le contexte d’un rapport d’atténuation. Prochaine étape : voyons comment ces résultats ont été synthétisés dans le résumé technique (RT) et dans le résumé à l’intention des décideurs (RID). 

Découplage dans le résumé technique (RT) et dans le résumé à l’intention des décideurs (RID)

Le terme « découplage » est mentionné trois fois dans le résumé technique, dont deux méritent d’être commentées[iii]. La première mention a lieu dans la section Tendances et facteurs d’émission

"Un nombre croissant de pays sont parvenus à réduire leurs émissions de GES sur des périodes supérieures à 10 ans - quelques-uns à des taux qui correspondent globalement aux taux mondiaux décrits dans les scénarios d'atténuation du changement climatique susceptibles de limiter le réchauffement à 2°C (confiance élevée). Au moins 24 pays ont réduit leurs émissions de CO2 et de GES pendant plus de 10 ans. Les taux de réduction de quelques pays ont atteint 4 % certaines années, ce qui correspond aux taux mondiaux observés dans les scénarios qui limitent probablement le réchauffement à 2°C. Toutefois, la réduction totale des émissions annuelles de GES de ces pays est faible (environ 3,2 GtCO2-eq an-1) par rapport à la croissance des émissions mondiales observée au cours des dernières décennies. Des données complémentaires indiquent que les pays ont découplé les émissions territoriales de CO2 du PIB, mais qu'ils sont moins nombreux à avoir découplé les émissions liées à la consommation du PIB. Le découplage a surtout eu lieu dans les pays dont le PIB par habitant et les émissions de CO2 par habitant sont élevés" (TS p.16, gras dans l'original).

Il s’agit presque du même paragraphe que dans le résumé du Chap 2 : Emissions trends and drivers, avec une différence intéressante. Au lieu de « il y a environ 24 pays » dans le rapport complet, le TS indique « au moins 24 pays » (ce qui implique qu’il pourrait y en avoir plus). Cela suggère qu’avec de meilleures données ou des hypothèses plus souples, nous pourrions découvrir que davantage de pays ont effectivement rendu leur croissance plus verte. Toutefois, dans la réalité de la recherche, c’est la situation inverse qui se produit habituellement. Au fur et à mesure que nous obtenons des données de plus en plus précises (par exemple sur les émissions importées), nous actualisons à la baisse les réalisations passées en matière de découplage. Par exemple, une grande partie des pays qui étaient considérés comme absolument découplés en termes d’émissions territoriales ont cessé de l’être lorsque leur découplage a été mesuré sur la base des émissions liées à la consommation.  

Une deuxième mention qui mérite d’être commentée se trouve dans l’industrie

"L'intensité matérielle mondiale - le stock de capital manufacturé en tonnes par unité de PIB - augmente (confiance élevée). Le stock de capital manufacturé en cours d'utilisation par habitant a augmenté plus rapidement que le PIB par habitant depuis 2000. Le stock total mondial de capital manufacturé en cours d'utilisation a augmenté de 3,4 % par an-1 sur la période 2000-2019. Dans le même temps, les stocks de matières par habitant dans plusieurs pays développés ont cessé de croître, montrant un découplage avec le PIB par habitant" (TS p.77, gras dans l’original). 

Il s’agit d’un résumé surprenant pour ceux qui se souviennent de la note de bas de page du chapitre 11, page 13, selon laquelle « Cette conclusion est également valable séparément pour les pays développés, le reste du monde et la Chine, lorsque le PIB ajusté de ce pays est utilisé (Krausmann et al. 2020). Il est intéressant de noter que les deux co-auteurs de F. Krausmann sont les auteurs principaux de la plus grande revue de la littérature sur le découplage (Wiedenhofer 2020 ; Haberl et al. 2020). Leurs conclusions concernant la science disponible sur le découplage des matières contredisent cette déclaration du RID : « les réductions absolues des flux de matières ne sont généralement constatées qu’en période de très faible croissance économique, voire de récession » (p.6). 

Et ce n’est pas tout. Il est même dit que « contrairement aux mesures de découplage basées sur des indicateurs territoriaux, les perspectives basées sur la consommation révèlent un renversement de tendance avec des efficacités qui se détériorent au lieu de s’améliorer sans donner de preuve d’un éventuel découplage relatif » (p.29), ajoutant que « actuellement, le découplage semble dépendre de l’utilisation et de l’accumulation préalables de matières et de l’expansion extractive et de l’augmentation des flux de matières ailleurs. Tant que ce sera le cas, le découplage ne pourra pas être réalisé à long terme ou universellement » (ibid.). Il n’est donc pas surprenant que les auteurs concluent leur revue de littérature en faisant appel à la « suffisance et à d’autres stratégies de transformation » (dans le document, ils associent directement la suffisance à la décroissance).     

Le terme « découplage » n’est pas mentionné dans le RID, mais trois passages méritent d’être commentés.

B.3 "Les contributions régionales aux émissions mondiales de GES continuent d'être très différentes. Les variations des émissions par habitant au niveau régional et national reflètent en partie les différents stades de développement, mais elles varient aussi considérablement à des niveaux de revenu similaires. Les 10 % de ménages dont les émissions par habitant sont les plus élevées contribuent de manière disproportionnée aux émissions mondiales de GES des ménages. Au moins 18 pays ont maintenu leurs réductions d'émissions de GES pendant plus de 10 ans. (confiance élevée)" (RID p.8) 
B3.5 "Au moins 18 pays ont maintenu des réductions d'émissions de GES basées sur la production et de CO2 basées sur la consommation pendant plus de 10 ans. Ces réductions sont liées à la décarbonisation de l'approvisionnement en énergie, aux gains d'efficacité énergétique et à la réduction de la demande d'énergie, qui résultent à la fois de politiques et de changements dans la structure économique. Certains pays ont réduit leurs émissions de GES basées sur la production d'un tiers ou plus depuis leur pic, et d'autres ont atteint plusieurs années de taux de réduction consécutifs d'environ 4 %/an, comparables aux réductions mondiales dans les scénarios limitant le réchauffement à 2°C (>67 %) ou moins. Ces réductions n'ont que partiellement compensé la croissance des émissions mondiales. (confiance élevée)" (RID P.10) 
B5.1 "Au moins 18 pays qui avaient des objectifs de Kyoto pour la première période d'engagement ont eu des réductions d'émissions absolues soutenues pendant au moins une décennie à partir de 2005, dont deux étaient des pays en transition (confiance très élevée)" (RID p.14)

Je trouve étrange que les 18 pays de l’étude de Le Quéré et al. (2019) figurent dans le RID, étant donné le rôle mineur joué par l’étude dans la section du rapport consacrée au découplage. Dans l’ensemble, Le Quéré et al. (2019) est cité 6 fois dans le rapport, soit aussi souvent que Hickel et Kallis (2020). (Il ne s’agit pas d’une question de qualité scientifique : l’article de Hickel et Kallis a été cité 727 fois selon Google Scholars, alors que Le Quéré et al. ne l’a été que 194 fois.) Je trouve également surprenant que Haberl et al. (2020) (cité 5 fois dans le rapport) ne joue pas un rôle plus important dans le RID étant donné qu’il s’agit de la revue de littérature la plus importante et la plus respectée sur le sujet (elle a le même nombre de citation sur Google Scholars que Le Quéré et al. 2019). Je suis également surpris de ne pas voir Hubacek et al. (2021) ici puisqu’il s’agit de l’étude centrale utilisée dans le chapitre 2.  

En fin de compte, ce que je trouve le plus surprenant, c’est le ton optimiste. Alors que le rapport complet est en fait assez sceptique quant au découplage et à la croissance verte, le RID est lissé pour être plus favorable à la croissance verte que la science ne le suggère. 

***

Le GIEC a parlé, mais il l’a fait à deux voix. La voix de la science prudente et rigoureuse s’est prononcée contre la faisabilité de la croissance verte en tant que stratégie d’atténuation. Le découplage est décrit comme « insuffisant » (Hubacek et al. 2021), « non suffisant » (GIEC AR6 WGIII, Ch.2 p.39), avec des taux qui « sont loin d’être atteints » (Le Quéré et al. 2019), ce qui fait de la croissance verte une stratégie « trompeuse » (Ward et al. 2016), « malavisée » (Hickel et Kallis 2020) qui « repose en partie sur la foi » (Vadén et al. 2020). 

Mais il y a aussi une autre voix plus insidieuse. C’est celle des déclarations sélectionnées qui donnent l’illusion que les nations développées sont devenues vertes et que la poursuite de la croissance économique est compatible avec les objectifs climatiques. Cette voix est faite d’affirmations vagues et de définitions floues qui ne peuvent être prouvées. Elle soutient directement les régions, pays et industries qui utilisent ces arguments pour fermer les yeux sur la nécessaire décroissance de leurs activités économiques. 

Ainsi, « le jury a rendu son verdict », a déclaré le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, lors de la publication du rapport. Pour moi, le rapport AR6 donne le coup de grâce à l’hypothèse de la croissance verte, une promesse non tenue, l’une des « promesses vides qui nous mettent fermement sur la voie d’un monde invivable », comme le dit Guterres. 

Et si nous pouvions voyager dans le temps jusqu’au procès de Galilée ? À quelle voix accorderions-nous du crédit ? Je pense que la situation concernant le découplage est dramatiquement similaire. Laissez quelques années (moins, espérons-le) pour que la fumée disparaisse et nous nous rendrons vite compte que, tout comme le soleil ne tourne pas autour de la Terre, la poursuite de la croissance économique dans les pays riches n’est pas compatible avec la stabilité climatique.   

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[i] Il existe de nombreuses mentions où le terme est seulement utilisé sans autre engagement. Par exemple, ici : « La centralité économique des combustibles fossiles soulève des questions évidentes quant à la possibilité de décarbonisation. D’un point de vue économique, cela est bien compris comme un problème de découplage » (Ch.1 p.28), ou ici : Ceci suggère une première preuve que la politique a entraîné un certain découplage (par exemple, la figure 1.1d) et a commencé à « courber la courbe » des émissions mondiales, mais une attribution plus spécifique aux tendances observées n’est pas encore possible » (Ch.1 p.31). Un petit commentaire en passant concernant le découplage relatif en Chine et en Inde (Ch.2 p.44). Un autre commentaire concernant les parcs éco-industriels en Chine (chapitre 17, page 41). Quelques mentions perdues dans le chapitre 8, à propos du « découplage économique » en général. 

[ii] Dans le matériel supplémentaire de Hubacek et al. (2021), il y a en fait 24 pays dans le groupe du découplage absolu : Autriche, Belgique, Bulgarie, Croatie, Chypre, Danemark, El Salvador, Estonie, Finlande, France, Allemagne, Hongrie, Irlande, Jamaïque, Japon, Lettonie, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande, Roumanie, Slovénie, Espagne, Suède, Royaume-Uni et Etats-Unis. 

[iii] Il y a une deuxième mention, moins remarquable, dans Urban and other settlements : « Compte tenu du double défi que représentent l’augmentation des émissions urbaines de GES et les projections futures de phénomènes climatiques extrêmes plus fréquents, il est urgent d’intégrer les stratégies d’atténuation et d’adaptation des villes pour faire face au changement climatique (confiance très élevée). Les stratégies d’atténuation peuvent renforcer la résilience face aux effets du changement climatique tout en contribuant à l’équité sociale, à la santé publique et au bien-être humain. Les mesures d’atténuation urbaines qui facilitent le découplage économique peuvent avoir des effets positifs sur l’emploi et la compétitivité économique locale » (TS p.65, gras dans l’original).

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