50 ans après le pavé jeté dans la mare par le rapport Meadows puis la mise en place d’un développement durable resté dans les faits au stade de l’oxymore comme en témoignent les échecs répétés des 26 COP, le capitalisme toujours en perpétuelle co-évolution avec le système technicien, mute vers un nouveau récit : la croissance verte.

Dans un contexte enfin communément admis de raréfaction des ressources et d’impacts environnementaux, finie la cécité économique sur le « capital naturel » et les externalités négatives, la variable « nature » rentre enfin dans l’équation économique. Bonne nouvelle alors ?
Le moyen affiché de « libérer la valeur économique de la nature » serait-il le déclic pour qu’Homo oeconomicus prenne enfin soin des enjeux écologiques ?
Le pacte vert européen signé en 2019 marque en tout cas le début d’une nouvelle « stratégie de croissance pour répondre à la fois à la crise climatique, au déclin de la biodiversité et à la dégradation de la biosphère ».

Au delà du débat sur sa chimérique faisabilité qui nécessite un découplage entre PIB et impacts environnementaux absolu, total, mondial, pérenne et rapide ou d’autres sujets brûlants teintés de greenwashing comme la voiture électrique et l’avion vert, rentrons plus en détails sur cette nouvelle ère capitaliste à travers cet article.

I /Technocapitalisme, tropisme vers la performance et contrôle de la nature : le nouveau projet de société de la croissance verte

Le capitalisme ne peut survivre que par la croissance : il a donc besoin d’élargir sa base en explorant sans fin de nouveaux domaines de valorisation du capital.
À l’image de l’ouragan perpétuel de Schumpeter (destruction créatrice), son caractère fondamentalement dynamique l’oblige à se renouveler sans cesse de l’intérieur, lui conférant des formes multiples au fil du temps qu’il apparaît plus rigoureux de parler des capitalismes1.

« Seule l’écologie peut sauver le capitalisme »2.
C’est le titre d’un article, un brin provocateur qui résume bien son état actuel en manque de projets où les actionnaires captent les dividendes sans trop savoir où les réinvestir alors que la transition écologique pourrait le réalimenter, être « la plus grande occasion d’investissement de l’histoire »3 et amener à un « essor économique de 26 000 milliards de dollars »4.

Ainsi, après le capitalisme marchand, industriel, keynésien puis néo-libéral ; une nouvelle phase, en adéquation avec les préoccupations environnementales et les avancées technologiques, s’amorce : le technocapitalisme5.

L’objectif du pacte vert européen est de construire une « économie moderne et efficace dans l’utilisation des ressources et compétitive, caractérisée par l’absence d’émission nette de GES en 2050 et dans laquelle la croissance économique sera dissociée de l’utilisation des ressources»6 avec des ODD qui doivent servir de guide à l’action.

La posture de fronde anti-environnementale7 tenue par les dirigeants politiques et économiques depuis les années 70 couplée à la fabrique du doute des industriels face au mouvement écologique pour retarder les réglementations environnementales ne semble plus tenable ni nécessaire puisque le numérique et les technologies de la 4ème révolution industrielle8 à l’instar des précédentes (vapeur, électricité, numérique) vont disrupter « notre manière de vivre, travailler, consommer et faire société » et permettre en prime une croissance verte.
Cette révolution englobe diverses percées technologiques (intelligence artificielle, internet des objets, 5G, impression 3D, robotique de pointe, biotechnologie, nanotechnologie, science des matériaux, stockage énergie…) qui tirent leur force du numérique, des technologies de l’information puis se renforcent, se nourrissent les unes les autres aboutissant à une « fusion des mondes physique, numérique et biologique ».

Homo oeconomicus grâce à un nouveau carburant abondant -les données- et un moteur plus puissant – la puissance de calcul des ordinateurs- appuyé par des capteurs toujours plus omniprésents et assistés par les progrès de l’analyse de données (IA, machine learning) se transformerait en Homo Deus9 pour piloter et rendre effective la croissance verte.
Cet « ambient computing » permettant un surplus d’information ouvre la possibilité d’utiliser les ressources naturelles de façon plus économique et efficace : amélioration du suivi de la chaîne logistique (emballage, palette, container équipés de RFID), repérage des fuites d’eau (waternet) et réverbères intelligents dans des “smart cities” ou encore mutation de l’agriculture industrielle vers l’agriculture de précision pour un usage plus précis des engrais, des pesticides et de l’eau pour faire face à l’hétérogénéité intra-parcellaire.

Waternet et agriculture de précision

Numérique et dataïsme permettent également un renouvellement de la création de la valeur : coûts marginaux10 des entreprises qui tendent vers zéro et business models remodelés grâce aux informations recueillies auprès des consommateurs pour une expérience utilisateur améliorée.

Ces phénomènes technico-économiques entraînent l’essor de « l’économie de l’attention »11,12  intrusive et addictive, de « l’économie du partage » démontrant qu’une plateforme numérique comme Uber peut capturer un secteur et faire de nous des prosommateurs ou encore « l’économie de la fonctionnalité » privilégiant l’usage à la propriété et prouvant que les locations (Michelin, Décathlon) peuvent être plus rentables tout en facilitant l’économie circulaire (meilleur taux d’utilisation des équipements, collecte facilitée, durabilité et recyclabilité améliorée).

La transition numérique et sa combinaison avec le monde physique et biologique cristallisent donc les espoirs de la croissance verte et dessinent un jeu économique toujours plus poussé vers l’optimisation et la compétition -une pression darwinienne continue- où des sources de disruption et menaces concurrentielles peuvent surgir de nulle part.
Mutation du marché du travail, des business models, de notre conception de la propriété, de nos modèles de consommation, de l’intimité, le technocapitalisme nécessitera une adaptation constante, une mentalité du « toujours en version bêta » pour pouvoir s’adapter.

Cet horizon technique et idéologique du régime de la croissance verte ne s’arrête pas là puisque la convergence NBIC est à même d’instrumentaliser la matière, les animaux, les végétaux et les êtres humains.
Ce qui relevait de la science fiction semble désormais à notre portée : repousser les bornes de notre espérance de vie, de nos capacités cognitives, manipuler les processus naturels à notre guise…
Tous ces espoirs transhumanistes, de croissance verte, de contrôle de la nature peuvent entraîner un rejet populaire d’où l’importance, comme le rappelle Klaus Schwab, d’un récit pour l’acceptation du déploiement de ces innovations et l’adhésion à ce projet de société.

Sujet d’économie du bac 2022 et affiche de la cité des enfants de la Vilette en 2016

II/ Syndrome d’hubris technologique, failles conceptuelles et nouveaux problèmes : quand le technosolutionnisme fait face à la contre-productivité

Les effets rebonds ou le couac des précipitations artificielles de Dubaï entraînant des inondations devraient pourtant nous inciter à la prudence vis à vis de cette foi aveugle au technosolutionnisme vert.

La 4ème révolution industrielle impose un changement si rapide que les pouvoirs politiques, entre lobbyisme et devoir de « gouvernance agile » (soit laisser faire l’innovation) dans une optique de croissance verte sont incapables de freiner ce raz-de-marée technologique et d’en saisir les dynamiques systémiques potentiellement catastrophiques.
C’est l’autonomie de la technique moderne révélée par Ellul, une course en avant que personne ne contrôle vraiment qui balaye le pouvoir de régulation du politique, “lobbytomisé” et tellement dépassé qui se retrouve à la remorque des progrès technologiques.

Une réponse technologique qui dans le cadre de la croissance verte se focalise quasi-exclusivement sur le carbone entraînant des dynamiques absurdes et dangereuses.
Les agrocarburants en sont un premier exemple.
Cristallisant l’espoir d’un carburant neutre en carbone pour maintenir la prédominance de la voiture, colossale boucle de renforcement pour la croissance (tout comme l’avion) par les flux qu’elle engendre, le développement des agrocarburants a reçu rapidement le feu vert dès les années 2000.
Plusieurs directives à travers le monde ont commencé à obliger le mélange d’agrocarburants dans l’essence ou le diesel, obligeant les compagnies pétrolières à les développer et contraignant donc les consommateurs à les subventionner.

Seuil d’incorporation fixé à 10 % en Europe pour les agrocarburants de 1ère génération et le résultat est un vrai fiasco : déforestation massive (87 % de la déforestation en Malaisie imputable aux agrocarburants13), accaparement des terres, consommation astronomique d’eau pour l’irrigation de ces « déserts verts » et concurrence avec les cultures vivrières menaçant la souveraineté alimentaire mondiale.
Et vis à vis de la réduction du CO2, le seul objectif écologique visé ?
“Les biodiesel de soja et de palme sont sans doute respectivement 2 et 3 fois pire que les carburants fossiles”, conclut une étude  commandée par l’Union européenne.

Malgré les demandes de multiples organisations d’arrêter les législations obligeant à mélanger carburants végétaux aux carburants fossiles, l’UE en prend note mais fait confiance à l’auto-accroissement de la technique : les agrocarburants avancés (2ème, 3ème et 4ème génération) vont venir progressivement remplacer la 1ère génération pour supprimer la concurrence « food vs fuel » et même nous affranchir de la contrainte du sol grâce à des algues productrices de diesel aux fonctionnalités boostées.
Mais si ces nouveaux micro-organismes s’échappent dans la nature ?
Quant bien même on s’arrêterait aux résidus de biomasse de la 2ème génération (dont les volumes seraient considérablement ridicules par rapport à la demande en carburants), les sols s’appauvriraient davantage, nécessitant toujours plus d’engrais azotés qui lors de la dégradation libèrent du protoxyde d’azote (N20) dont le potentiel de réchauffement global (PRG) est 300 fois supérieur au CO2.
Les agrocarburants représentent donc un bel exercice de greenwashing qui omet la vision systémique que requiert la gestion des écosystèmes complexes et créent l’exploit de ne pas atteindre son unique objectif tout en créant une myriade de nouveaux problèmes…tout ça pour une goutte dans un océan de pétrole.

Un technosolutionnisme fantasmagorique contre productif qui avance également à grand pas dans la réponse donnée à la crise climatique : la géoingénierie de la captation… avec les mêmes déconvenues et toujours plus d’hypocrisie.
Parmi toutes les techniques, on peut citer les CCUS dont le projet vitrine n’a capturé qu’un quart du C02 de ce qu’il était théoriquement capable d’absorber pendant 5 ans pour une facture énergétique colossale14 ou encore les DACC dont les résultats des stations pilotes de Climeworks frisent aussi l’infinitésimal mais qui continuent d’attirer investisseurs privés et publics comme la future centrale au Texas à 1 milliard de dollars pour capter…1/36000ème de nos émissions…sans tenir compte de l’analyse de cycle de vie de la fabrication des centrales15.
Le pompom semble être atteint avec les BECCS (encouragés par la stratégie climatique «fit for 55»16de l’UE) et leur promesse d’émissions négatives.

BECCS: Technologie à émissions négatives? (source: biofuelwatch)

Postulat d’émissions négatives plus que discutable, innombrables externalités négatives comme l’illustre le schéma, les BECCS n’ont pas réussi à démontrer leur efficacité technique17 ni leur viabilité économique malgré deux décennies de recherche et d’usines pilotes et dont les grands bénéficiaires sont… les industries pétrolières.
Le monde à l’envers.

Alors pourquoi toujours cet enthousiasme de façade qui nous amène dans une impasse?

Si l’objectif était vraiment climatique, les idées les plus judicieuses seraient de replanter des arbres en s’inspirant du géomimétisme18, s’intéresser aux zones humides ou augmenter la teneur en matière organique des sols qui en manquent cruellement.
Non le but inavoué est le maintien du « business as usual » et du statut quo pour les entreprises pétrolières et les magnats de la tech tout en bifurquant dans un marché (internationalement ouvert par l’article 6 de la COP 26) qui s’annonce très juteux : celui des quotas carbone.
En effet, bon nombre d’entreprises préféreront acheter des crédits carbone sur les marchés plutôt que de modifier les process industriels en raison d’un verrou financier, offrant un marché presque infini aux industries de la géoingénierie de captation.

III/ Bidouillage génétique, flou réglementaire et nouvelles enclosures : en route vers la manipulation et privatisation du vivant

Le « technosolutionnisme vert » connaît donc une expansion quantitative inédite (sans se poser la question de la quantité de ressources non renouvelables nécessaires pour la fabrication et l’entretien, ni du degré d’artificialisation engendré pourtant déjà problématique19) mais également thématique notamment avec la biologie de synthèse dont le catalogue de promesse semble infini…

On pourrait croire à un programme écrit par un biologiste fou, qui après avoir percé le code -génétique- et conditionné par les mantras d’efficacité et de profit, se sent à même de maîtriser la vie pour l’adapter à notre système économique mortifère en lui ouvrant de nouveaux marchés (comme l’agriculture cellulaire “Ag-cell”) et en y gommant ses soucis écologiques que lui-même a généré.
Ainsi, la biologie de synthèse, emblématique de la convergence NBIC et du transhumanisme, pense pouvoir maîtriser les processus vitaux à sa guise grâce à des forçages et éditions génétiques pour de l’ADN sur mesure mais omet la complexité des intéractions entre gènes (interférences, transferts de gènes horizontaux) ou l’importance des phénomènes épigénétiques et s’apprête donc à créer un ersatz de nature20.

Encore une vision réductionniste du tout-génétique après celle du carbone-centré qui malgré notre manque de recul, les alertes et pétitions des scientifiques sur les conséquences vraisemblablement dévastatrices sur toute la chaîne du vivant, a reçu l’aval aux USA et bientôt en Europe pour leur utilisation.
Comment « ne pas comprendre que l’éradication d’une « mauvaise » herbe par stérilité héréditaire induite va laisser vide une niche dans l’écosystème concerné, niche qui sera occupée par une autre espèce qui deviendra peut-être encore plus invasive ou produira d’autres effets inattendus, les systèmes complexes ayant toujours des propriétés émergentes »21 [Hélène Tordjman].
Les inquiétudes suscitées et même relayées par la DARPA ou George Church, gourou de la biologie de synthèse parlant de « vandalisme du génome » ne semblent pas suffire face à 2 lois majeures de notre époque (qui se renforcent mutuellement) :

l’autonomie de la technique moderne et son hermétisme à tout questionnement moral : « tout ce qui peut être fait le sera même si c’est stupide, dangereux, n’a aucun sens »22. Invention technologique et usage semblent insécables.
la loi du profit qui incite au superflu, à faire artificiel quand on peut faire naturel, à créer des marchés toujours plus captifs via par exemple l’obsolescence programmée ou psychologique pour une rotation régulière du capital que le politique entre objectif de croissance, lobbying et pantouflage n’arrive à réguler.
Avec la biologie de synthèse, on pourrait même arriver à de nouveaux types de subterfuges marchands : modifier le circuit métabolique de réaction au stress hydrique d’une plante pour qu’il ne se déclenche que si elle est arrosée d’une « clé chimique » de l’agrochimie alors que la plante y parvenait naturellement avant la modification génétique.
C’est la suite logique de l’enclosure des ressources génétiques qui nous mène vers l’oligopole du secteur agrochimique et semencier paralysant les capacités autonomes des agriculteurs, toujours plus endettés et dépendants d’outils hors de leur portée (production hétéronome).

Des stratégies économiques qui s’accompagnent également de subterfuges juridiques : en passant par les versions numériques des variétés végétales, les industriels peuvent contourner des traités internationaux pour s’approprier une ressource génétique.
S’ajoute également dans ce paysage juridique ambigu et nouveautés biotechnologiques, des revendications de brevets de plus en plus vastes puisque la limite entre découvertes (non brevetables) et inventions (brevetables) est de plus en plus ténue.
Indéniablement, les régimes de droit de propriété intellectuelle s’étendent23 amenant à une prise de pouvoir de l’industrie agrochimique qui monopolise semences, connaissances génétiques et sera progressivement en mesure de contrôler l’approvisionnement alimentaire.
Des appropriations, à l’instar de l’accaparement des terres, qui ont toujours pour symétrique des expropriations (communautés, droits et savoirs faire ancestraux des paysans) et amènent à une inquiétante privatisation des processus vitaux.

Verra t-on un jour Bayer-Monsanto propriétaire de la photosynthèse ?

IV/ La nature : nouveau jouet des financiers

États trop endettés pour faire face aux « contraintes » environnementales, sanctuarisation de la nature (aires protégées) peu efficace24 (probablement en raison de la coupure du lien entre nature et culture?) : et si nous changions d’approche sur la conservation de la nature ?

« Il n’y a pas de temps à perdre : la finance durable est la réponse »25.

Faute d’argent ailleurs, seul « le secteur financier peut sauver le monde »26 grâce à son ingéniosité et postule que les agents économiques ne sont pas conscients de la valeur de la nature et la saccagent, faute de prix.
La finance, à l’instar du portefeuille d’obligations de la BCE, va donc « se verdir » pour internaliser les externalités environnementales en utilisant la main invisible et le pouvoir disciplinaire du marché pour éviter la perte de ces « actifs invisibles » estimée entre 2000 à 5000 milliards de dollars par an27.
Bienvenue dans la financiarisation de la nature, reflet de l’écrasante victoire de la vision économiciste du monde sur le politique, rétrogradé à un rôle de facilitateur réglementaire pour le « divin marché28 » et les grandes entreprises même lorsqu’il s’agit de biens communs.

La finance verte, nouvelle stratégie de conservation de la nature (Green Finance Observatory)

Pour faire entrer ces actifs naturels dans le marché, un processus de dématérialisation de la nature se met en place pour la transformer en informations notamment grâce aux services écosystémiques.

Utilisés auparavant pour sensibiliser l’opinion, ceux-ci deviennent des marchandises fictives permettant de découper la nature en petits morceaux conceptuels bien distincts (répartis en 4 catégories) qui doivent être standardisés (mesurables, comparables, fongibles), évalués monétairement puis valorisés par différents dispositifs pour inciter Homo oeconomicus à adopter un comportement vertueux.
La normalisation technique des services écosystémiques est une sorte de grand inventaire des manifestations de la vie sur Terre où la nature est désincarnée, son utilité décortiquée selon notre prisme anthropocentré, la biodiversité lissée et les méthodes d’évaluation mélangées sans pour autant observer un resserrement des estimations29 ajoutant encore plus de fragilité méthodologique à une catégorisation malaisée, contraire au caractère infiniment complexe et varié des processus vivants et à leurs cruciales interdépendances.



Comment, sur des bases aussi lacunaires et biaisées, ces chiffrages (évolutifs en fonction des méthodes, utilité perçue et de nos connaissances occidentales) peuvent-ils prétendre fournir de bons signaux aux agents privés et publics ?
Ces comparaisons monétaires, même irréfutablement justes dans un exercice impartial qui aurait du sens, peuvent conduire à la conclusion trompeuse que la durabilité ne nécessite que de maintenir la valeur globale, ce qui entraîne de mauvaises décisions politiques et la destruction de fonctions irremplaçables.
S’ajoute un autre défaut conceptuel : le signal de prix, censé dissuader la destruction environnementale au fur et à mesure que le prix monte, mais qui n’existe pas dans les faits30 au vu de la spéculation et de la croissante volatilité à mesure que nous approchons de la fin de tel(le) service ou ressource : il y aura toujours un moment où il sera plus rentable de détruire la nature que de la protéger.

Cette tokenisation de la protection de l’environnement s’accompagne également :

– d’outils politiques voués à l’échec comme la compensation carbone et celle de la biodiversité appuyées par des biobanques qui s’engagent à protéger la nature (pour un temps bien inférieur à ce qu’il serait souhaitable écologiquement). Le bilan déplorable des crédits carbone, absurde par les technologies et externalités qu’il engendre, a été amplement documenté31 allant jusqu’à 85% de projets de compensation carbone utilisés par l’UE qui n’avaient pas réussi à réduire leurs émissions32. Il en est de même pour la majorité des projets de compensations de la biodiversité qui ne parviennent pas à restaurer la biodiversité. « Nous sommes incapables de recréer intégralement les fonctions écosystémiques détruites et donc incapables de compenser ».33 

– la montée en puissance des « obligations vertes » pour un projet précis en général de décarbonation de l’économie mais qui ne tient pas compte de l’ensemble des activités de l’entreprise. L’obligation jugée verte (après une suite de normes, procédures et audits proches de l’usine à gaz) peut être émise de la main droite de l’entreprise pendant que la main gauche exploite des enfants et pollue pour l’extraction du cobalt.

– la prolifération délirante de produits financiers « dérivés » de la nature qui ajoute de l’instabilité financière à l’instabilité environnementale, sorte de marchandisation du risque assurantiel pour se couvrir face à une gamme de risques de plus en plus large : obligations catastrophes (ouragans, inondations, feux de forêt…), dérivés climatiques, hypothèques environnementales, obligations pandémiques…

En clair, en plus d’acheter des actions d’une mouche rare34 pour spéculer ou de jouir du droit à polluer, artificialiser, détruire grâce à la séquence ERC (Eviter-Réduire-Compenser) qui se résume souvent à seulement compenser sous prétexte “d’équivalences écologiques”, vous pourrez aussi parier sur la survenue ou non d’une catastrophe naturelle, spéculer sur l’intensité d’un ouragan ou le prix futur de l’eau (un marché qui a accentué la sécheresse en Australie).
Une financiarisation sans précédent, qui instrumentalise les forces du capitalisme pour réparer les dégâts de celui-ci accentuant le risque systémique avec des nouveaux actifs procycliques dans un monde déjà VUCA et qui espère par miracle rendre compatibles les intérêts privés à court terme et le bien commun à long terme.

En se mettant à la place d’un propriétaire forestier, peut-on imaginer que la structure du marché de la finance verte fasse coïncider l’action la plus rentable à la juste action environnementale à long terme ?

Non. « Fonder la protection de la nature sur la rationalité économique consacre la révolution anthropologique portée par le capitalisme ou tout sens du collectif, de l’intérêt général et du bien commun a disparu. Cette vision étant en partie à l’origine du désastre, comment pourrait-elle en être la solution? » [Hélène Tordjman]

Conclusion

Bien que décriée par de nombreux scientifiques dont ceux du GIEC35 et malgré la récession actuelle, la croissance verte tente de maintenir son récit hypocrite pour continuer le jeu capitaliste, profitable aux gagnants de ce monopoly géant.
Les louanges de la transition numérique, les disruptions de la 4ème révolution industrielle ou la réorientation modeste des flux financiers lui permettent une crédibilité de façade pour étendre la sphère marchande et financière à des domaines aussi incongrus que dangereux.
Paradoxalement, nous comptons répondre aux destructions provoquées par l’extension des marchés et le déferlement technique par encore plus de marché et de technique.
L’illusion de lendemains verts et profitables sur une planète transformée en désert décarboné se fracasse sur la complexité des processus vivants et le coût à payer derrière chaque progrès technologique.
Un laisser-faire économique et technique qui a entraîné une financiarisation des esprits, l’enclosure de l’espace politique, la privatisation progressive des processus vitaux et des inégalités exacerbées que la croissance verte accentuera36.
Le recours systématique au réflexe technique au détriment de la réflexion holistique et la foi inébranlable dans les mécanismes de marché n’apporteront pas le salut écologique et démocratique.
Au contraire, en voulant dominer la nature exclusivement par la technique, les hommes pourraient se retrouver esclaves de leurs outils et piéger à terme dans un projet totalitaire « d’écologie » punitive.
Réaccorder les systèmes sociaux et techniques (via les low tech, l’outil convivial37 ou la non-puissance38) et retrouver l’unité de la nature (malgré tous nos efforts pour en divorcer) pour une révolution intellectuelle et philosophique semblent être des pistes plus salutaires.
La finance verte soutient un chemin opposé au vivant (qui découpe la nature en petits bouts désolidarisés) et témoigne de la dernière extension d’une sphère financière déjà hypertrophiée, symptomatique d’un capitalisme pervers en phase terminale.

L’humanité, malgré les verrous, doit trouver une ou des voie(s) de secours.

Références :

1- Grandjean Alain : https://theothereconomy.com/fr/fiches/le-capitalisme-face-aux-limites-planetaires/
2- Vittori JM, Les Echos, Seule l’écologie peut sauver le capitalisme, 10 July 2018, https://www.lesechos.fr/2018/07/seule-lecologie-peut-sauver-le-capitalisme-975392
3- AI Gore, former US Vice President; https://www.wwf.sg/sustainable_finance/
4- Rooney K, World Economic Forum, These countries are leading the way in green finance
5- Kempf Hervé, https://hervekempf.net/Le-capitalisme-est-entre-dans-une-nouvelle-periode-de-son-histoire-le
6- Commission européenne, un pacte verte pour l’Europe ; https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/european-green-deal_fr
7- Bonneuil Christophe, « Environnemental backlash »https://books.google.fr/books?id=ZzT8CAAAQBAJ&pg=PT23&lpg=PT23&dq=Environmental+Backlash+christophe+bonneuil&source=bl&ots=vYhWdnQSPF&sig=ACfU3U1rc7Ae8o1F-jFlO-ZiX4Xrx7AkmA&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwj9gauMt7f4AhWigc4BHYw2CCQQ6AF6BAgOEAM#v=onepage&q=Environmental%20Backlash%20christophe%20bonneuil&f=false
8- Schwab, Klaus. La quatrième révolution industrielle. Dunod, 2017. 208p.
9- Harari, Yuval Noah. Homo deus, une brève histoire de l’avenir. Albin Michel, 2017. 464p.
10- Rifkin, Jeremy. La nouvelle société du coût marginal zéro. Actes Sud, 2016. 544p.
11- Citton, Yves. L’économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ?. La découverte, 2014. 328p.
12- Patino, Bruno. La civilisation du poison rouge : Petit traité sur le marché de l’attention. Grasset, 2019. 184p.
13- Les Amis de la Terre, étude « Biocarburants : pires que des énergies fossiles »
14- Résultats du méga projet vitrine de CCUS, Gorgon : https://reneweconomy.com.au/if-chevron-exxon-and-shell-cant-get-carbon-capture-right-at-gorgon-who-can/
15- “Unrealistic energy and materials requirement for direct air capture in deep mitigation pathways”, Sudipta Chatterjee et Kuo-Wei Huang,Nature, 3 Juillet 2020 : https://www.nature.com/articles/s41467-020-17203-7
16- Fit for 55 : paquet législatif visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 %
17- Fast Company, Schwartz A, The Problem With Carbon Capture: CO2 Doesn’t Always Stay Captured, 19 November 2010; https://www.fastcompany.com/1704105/problem-carbon-capture-co2-doesnt-always-stay-captured
Barringer F, The New York Times green blog, What if Captured Carbon Makes a Getaway? 19 November 2010; https://green.blogs.nytimes.com/2010/11/19/what-if-captured-carbon-makes-a-getaway/
18- Gilbert, Pierre. Géomimétisme, réguler le changement climatique grâce à la nature. Les Petits Matins, 2020. 184p.
19- Denhez, Frédéric. Le sol, enquête sur un bien en péril. Flammarion, 2018. 233p
20- Morris, William. L’âge de l’ersatz. Pour parler de cette tendance qu’ a le capitalisme industriel à détruire tout ce qui peut lui servir pour en recréer des formes appauvries et artificielles
21- Tordjman, Hélène. La croissance verte contre la nature. La découverte, 2021. 352p.
22- Ellul, Jacques. La technique ou enjeu du siècle. Economica, 2008. 423p.
23- Peter K.Yu, « International enclosure, the regime complex, and intellectual property schizophrenia »
24- Dowie, Mark. Conservation Refugees: The Hundred-Year Conflict between Global Conservation and Native Peoples. The MIT press, 2011. 376p.
25- Knight Z, Financial Times, Opinion: sustainable finance can tackle climate change, 9 October 2018; https://www.ft.com/content/37697376-bcec-11e8-8dfd-2f1cbc7ee27c
26- Wichmann J, How the finance industry can save the world, World Economic Forum, 11 December 2018; https://www.weforum.org/agenda/2018/12/how-the-finance-industry-can-save-the-world-regenerative-capitalism/
27- Sukhdev, Pavan. https://capitalmarkets.bmo.com/media/filer_public/37/df/37df397d-c11c-44cf-b809-a4a3c45d855b/episode_31_valuing_natural_capital_transcript.pdf
28- Dufour, Dany-Robert. Le divin marché : la révolution culturelle libérale. Denoël, 2007. 352p.
29- TEEB Global Value Exchange : http://www.globalvaluexchange.org/news/0ad95653e1
30- Bouleau N, Le mensonge de la finance : Les mathématiques, le signal-prix et la planète, Editions de l’atelier 2018
31- Hache F, 50 shades of green: part I carbon, ibid : https://www.researchgate.net/publication/331731506_50_Shades_of_Green_THE_RISE_OF_NATURAL_CAPITAL_MARKETS_AND_SUSTAINABLE_FINANCE_-_Part_1_carbon
32- Öko Institut, Study prepared for DG CLIMA, How additional is the Clean Development Mechanism?, March 2016; https://ec.europa.eu/clima/sites/clima/files/ets/docs/clean_dev_mechanism_en.pdf
33- Bekessy Sarah A., et al. The biodiversity bank cannot be a lending bank, Conservation Letters 3, 151-158, 20190; https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/j.1755-263X.2010.00110 Green finance observatory, 50 shades of green, policy report march 2020 : https://greenfinanceobservatory.org/wp-content/uploads/2020/03/50-shades-part-III_v5.10.pdf
34- Documentaire « Banking Nature, le nouvel eldorado de la finance », 2015.
35- Parrique, Timothée. Le GIEC enterre la stratégie de la croissance verte, 2022. https://timotheeparrique.com/le-giec-enterre-la-strategie-de-la-croissance-verte/
36- Milman O, The Guardian, Climate change set to worsen inequality in US if greenhouse gases aren’t reduced, 29 June 2017; https://amp.theguardian.com/environment/2017/jun/29/climate-change-income-inequality-environment
37- Concept introduit par Ivan Illich dans la convivialité. Points, 1973. 160p
38- Rognon, Frédéric. Le défi de la non-puissance. Olivétan, 2020. 304p.

Liste des sigles et acronymes :

COP : Conférence des parties
ODD : Objectifs de Développement Durable
NBIC : Interactions et convergence entre 4 technologies : Nanotechnologies, biologie, technologie de l’information et les sciences cognitives  (Roco & Bainbridge 2002)
RFID : Radio Frequency Identification
CCUS : Carbon Capture, Utilization, and Storage
DACC : Direct Air carbon capture
GES : Gaz à effet de Serre
DARPA : Defense Advanced Research Projects Agency (USA)
VUCA : acronyme pour Volatilité, incertitude (Uncertainty) Complexité et Ambiguïté
GIEC :  Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat

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