L’Anthropocène est une ère géologique où l’humain n’a pu être l’égal des forces géophysiques dans la modification de l’environnement que par le biais d’une dissipation énergétique incommensurable, telle que Bernard Stiegler la décrit comme une ère de l’entropie sous toutes ses formes, l’Entropocène1 . Cette histoire de l’énergie, que Thierry Sallantin nomme Thermocène2, souligne les contours d’un assujettissement des grandes inflexions de l’histoire de l’humanité à la disponibilité de ressources énergétiques3.

I. Lien historique entre famines, révoltes et révolutions

Cette mise en lumière de l’histoire par la lentille énergétique permet de focaliser sur les conditions d’émergence des révoltes et des révolutions. L’historien du climat Emmanuel Le Roy Ladurie constate de manière récurrente la présence d’évènements climatiques ou météorologiques comme agents déclencheurs dans l’histoire des troubles sociaux parfois révolutionnaires, notamment pour la France depuis le Moyen Age : les années 1314-1316 trop humides sont traversées de famines ; trois années de récoltes déficitaires dues à des aléas météorologiques précèdent La Ligue de 1588 tout comme La Fronde de 1648 ; de mauvaises récoltes en 1788 et 1789 mènent à la Révolution française ; la cherté du pain de 1827 à 1832 encadre les Trois Glorieuses de 1830 ; les chaleurs et sécheresses en 1846 figurent parmi les antécédents de la Révolution de 18484. Et ce constat peut-être élargi à d’autres pays au début du XXe siècle. Ainsi, en Russie, les récoltes médiocres de 1900 et 1901 précèdent la Révolution d’octobre 1905 ;l’hiver 1916-1917 fut un hiver pratiquement sans neige ni pluie, le printemps, sec lui aussi, commença par de fortes gelées qui compromirent la récolte à venir, la faim était alors le principal moteur des conflits sociaux et de la lutte politique des Révolutions de 19175. Mais les famines, autrement nommées crises de subsistances, crises frumentaires et plus récemment pénuries alimentaires, ne sont autres que des pénuries énergétiques affectant les humains. Autrement dit, l’élément récurrent du déclenchement des révoltes et des révolutions est la pénurie d’énergie pour les humains.

II. A nouvelles énergies, nouvelles révoltes : les énergies fossiles

Cent ans plus tard, lorsque le sang des énergies fossiles vient nourrit abondamment les sociétés humaines et qu’il vient à manquer, les mêmes effets se produisent : révoltes et révolutions, surtout si elles se doublent d’aléas sur le prix voire la pénurie d’énergie pour les humains.

Une lumière plus diffuse braquée sur « les printemps arabes » apporte un éclairage plus large sur ces événements. En 2006, le pic du pétrole conventionnel est passé6, provoquant une volatilité du prix du baril. En 2008, ce prix atteint des sommets et engendre indirectement la crise financière des subprimes7. En 2009, dans le sillage de la crise, le prix du baril fait un grand plongeon, or le prix des denrées alimentaires varie comme celui du pétrole. Déjà, la FAO avait mis en garde contre les risques d’émeutes de la faim en 20088 et l’ONU tirait la sonnette d’alarme face à la disparition des terres cultivées dans le monde en octobre 20109. Début, 2011, la situation mondiale combine une canicule en Russie et en Chine, une remontée à ses plus hauts niveaux du prix du baril et conjointement des denrées alimentaires, dont la rareté et le prix prohibitif mettait l’Egypte, la Tunisie et la Syrie, qui importent la moitié de leurs céréales, face à l’impossibilité de nourrir leur population qui est descendu dans la rue pour réclamer à manger, provoquant nombre de révolutions au printemps dans ces pays dits arabes10. Ce qui fait écrire à Henri Moreigne en titre d’un de ses articles, « la faim, est mère de toutes les révolutions »11.

Mais parfois, la pression sur les seules énergies fossiles suffit à provoquer des troubles sociaux. En France, en 2012, le prix du baril de pétrole atteint des sommets12 auquel le projet d’une écotaxe sur les transports routiers vient s’ajouter en 2013, donnant naissance au mouvement des bonnets rouges13. En 2018-2019, en France, la crise des gilets jaunes trouve son origine dans la diffusion d’appels à manifester contre l’augmentation du prix des carburants automobiles, crise de nature clairement énergétique14. En 2014, en Ukraine, la révolution de Maidan a éclaté sur fond de tensions croissantes entre l’Union européenne et la Fédération de Russie au sujet de corridor énergétiques eurasiens des gazoducs15.

III. 2022, l’année des révoltes

L’année 2022 est particulièrement marquée par des pénuries alimentaires et énergétiques, à l’origine de mouvements contestataires, certains journaux titrant même « 2022, l’année des révoltes »16. Au Kazakhstan, une hausse des prix du gaz naturel liquéfié (GNL) déclenche en janvier une colère durement réprimée17. Au Sri Lanka, depuis mars 2022, de graves pénuries alimentaires, avec une inflation alimentaire de 90,9 %, doublée d’une pénurie de carburant, qui oblige à fermer écoles et administrations, engendrent un vent de révoltes et la démission du président en juillet18. En Afghanistan, en 2021 les récoltes ont été perdu à cause d’une grave sécheresse et 2022 a été une année de sécheresse sans précédent avec la moitié de la population en insécurité alimentaire conduisant à révolte en novembre de la même année19. En Iran, en juin 2022, après plusieurs années consécutives de flambées de prix alimentaires, sur fond de crises économiques majeures suite à la hausse du prix du pétrole et à la sécheresse, l’Iran est confronté à une nouvelle crise alimentaire, à un été caniculaire, avec un pic de chaleur 53°C, record mondial de l’année 2022. Il a suffit d’une mèche, pour allumer le feu d’une révolte en septembre 2022 qui dure depuis lors20.

De plus, les mauvaises récoltes simultanées dans les principales régions productrices de cultures constituent une menace pour la sécurité alimentaire mondiale. Des conditions météorologiques extrêmes simultanées entraînées par un courant-jet fortement sinueux pourraient déclencher de tels événements21.

IV. Un risque accru de révoltes et de révolutions

Ce cercle vicieux entre crises énergétiques et mouvements sociaux ne peut que s’emballer à l’avenir. En effet, conjointement, le GIEC et l’AIE appellent à sortir des énergies fossiles pour leurs rôles dans le réchauffement climatique afin de limiter celui-ci à 1,5°C, c’est-à-dire, laisser dans le sol près de 60 % des réserves de pétrole et de gaz, et 90 % de celles de charbon d’ici à 2050 (énergies fossiles) qui représentent encore 80 % de l’énergie mondiale consommée22. Le GIEC rappelle l’impact du réchauffement sur la baisse des rendements agricoles et sur l’augmentation de la survenue des pénuries alimentaires23, tandis que l’AIE alerte sur le passage du pic pétrolier conventionnel en 2006 doublé d’un pic pétrolier global d’ici 2025, qui mène à un déclin inexorable de ces énergies24, avec pour conséquences, une amplification des tensions puis des pénuries en énergies fossiles, une diminution des exportations de denrées alimentaires et donc une augmentation de l’insécurité alimentaire des pays importateurs, donc celle des révoltes et des révolutions.

Concurremment, l’IPBES alerte sur une biodiversité qui s’effondre25 dont la préservation exigerait de conserver environ 30 à 50 % des zones terrestres, d’eau douce et océaniques de la Terre (énergie de la biomasse), afin de maintenir la résilience de la biodiversité et des services écosystémiques à l’échelle mondiale26. Mais la conservation de 30 à 50 % des zones naturelles risque de provoquer des famines27, donc des révoltes et des révolutions.

Et déjà, ce sang énergétique qui irrigue nos sociétés se tarie de manière prolongée. Depuis 2014, la faim dans le monde augmente, faisant régulièrement l’inquiétude de la FAO concernant l’insécurité alimentaire, estimant que le monde n’est plus en voie de mettre un terme à la faim et à la malnutrition sous toutes ses formes d’ici à 202328.

Conclusion : adapter nos modes de vies à la raréfaction énergétique

Cette brève projection sous le filtre énergétique éclaire les liens entre la baisse de la disponibilité en énergie pour les hommes (nourriture) et pour les machines (énergies fossiles) et l’émergence de révoltes et de révolutions. Mais cette inéluctable raréfaction énergétique exige une meilleure répartition d’accès à l’énergie couplée à une adaptation de nos modes de vie.

Une meilleure répartition d’accès à l’énergie implique la relocalisation des systèmes énergétiques, c’est-à-dire une décentralisation des productions énergétiques pour les machines (parcs éoliens, solaires, SMR nucléaires) et le retour à l’agriculture vivrière locale, ce qui correspond à la logique de la sélection naturelle de type r caractérisée par une dispersion sur de grands espaces de petites structures quand l’environnement devient instable29.

L’adaptation, pour les machines, prend la forme en France de scenarii de transition énergétique assortie d’une véritable sobriété, tels ceux proposés par negaWatt, RTE, l’ADEME, ANCRE ou Negatep30. Pour les humains, selon le GIEC dans son rapport sur le changement climatique et les terres émergées, cette adaptation prend le nom de gestion durable des terres, comme l’agriculture biologique, l’agriculture de précision, l’agroécologie dont l’agroforesterie31, la technique de la demi-lune et du Zaï dans le Sahel32.

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1 Lettre de Hans Ulrich Obrist et Bernard Stiegler à Antonio Guterres en date du 11 novembre 2019, cité dans Bernard Stiegler (ss dir.) avec le collectif Internation, Bifurquer. Il n’y a pas d’alternatives, Les Liens qui Libèrent, 2021.

2 Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Points, Editions du Seuil, 2016, p. 119.

3 Cf. notamment : Jean-Claude Debeir, Jean-Paul Déléage et Daniel Hémery, Une histoire de l’énergie. Les servitudes de la puissance, 1986 ; Matthieu Auzanneau, Or Noir, la grande histoire du pétrole, 2016 ; Victor Court, Emballement du monde : Énergie et domination dans l’histoire des sociétés humaines, 2023.

4 Emmanuel Le Roy Ladurie, « L’historien du climat face aux famines, disettes et révolutions », Institut de France, 2011 ; Emmanuel Le Roy Ladurie, « Révolutions, de déclic climatique », Les Grands dossiers des Sciences Humaines, 2011/12 (n°25), p. 22.

5 Hélène Carrère d’Encausse, « L’agitation révolutionnaire en Russe, 1898-1904, vue par les représentants de la France », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1980, 27-3, p. 408-442 ; Marco Buttino, « Turkestan 1917, la Révolution des Russes », Cahiers du Monde russe et soviétique, XXXII (I), janvier-mars 1991, p. 61-78.

6 Résumé du World Energy Outlook 2010, AIE, p. 7.

7 Claire Gatinois, « Subprimes, pétrole, immobilier: le triple choc qui secoue les places boursières », Le Monde, 27 juin 2008 ; Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquille jusqu’en 2100 et autres malentendus sur le climat et l’énergie, 2015, p. 9-39.

8 FAO salle de Presse, Crise alimentaire : les trois agences des Nations Unies basées à Rome en appellent au G8, www.fao.org, 8 juillet 2008.

9 ONU Info, Des dizaines de millions d’hectares de terres agricoles perdus chaque année, news.un.org, 21 octobre 2010.

10 Jean-Marc Jancovici, Op. Cit.

11 Henri Moreigne, « La faim, mère de toutes les révolutions », Médiapart, 8 février 2011.

12 https://fr.statista.com/statistiques/564926/prix-annuel-du-petrole-de-l-opep-1960/

13 Gauthier Aubert, « Le retour des Bonnets rouges », Parlements(s), Revue d’histoire politique, 2014/2 (n°HS 10), p. 171 à 178 ; Carnet d’un bonnet rouge.

14 Olivier Damette, « La crise des gilets jaunes, première crise climatique pour la France ? », Le monde de l’énergie, 18/12/2018.

15 Loïc Simonet, « La crise du gaz de 2014 entre l’Ukraine et la Russie: beaucoup de bruit pour rien ? », Géoéconomie, 2014/4 (n°71), p. 95 à 118 ; « Crise en Ukraine: une histoire gazière ? » , Connaissance des énergies, 27 février 2014.

16 Eugénie Boilait, « Chine, Iran, Sri Lanka, Afghanistan… 2022, année de révoltes », Le Figaro, 31 décembre 2022.

17 Le Monde avec AFP, « Kazakhstan: le président décrètel’état d’urgence, Moscou et ses alliés envoient une « force de maintien de la paix » », Le Monde, 5 janvier 2022.

18 Amnesty international, « Sri Lanka. Il faut prednre des mesures de reprises respectueuses des droits humains afin d’enrayer la spirale de la faim et de la pauvreté », 4 octobre, 2022.

19 Communiqué de presse, « Afghanistan : les pénuries alimentaires s’aggravent alors que les champs de printemps restent vides », IFRC, 22/03/2022 ; Clea Broadhurst, « L’Afghanistan en proie à une sécheresse sans précendant », RFI, 17/08/2022.

20 « Inflation. Les iraniens pestent contre la flamblée du prix du pain » , IranWire, 14 juin 2021.

21 Kai Kornhuber et al., « Risk of synchronized low yieds are underestimated in climate and crop model projetctions », Nature, 4 juillet 2023.

22 Welsby, D., Price, J., Pye, S. et al. Unextractable fossil fuels in a 1.5 °C world. Nature 597, 230–234 (2021).

23 GIEC, 2019 : Résumé à l’intention des décideurs, Changement climatique et terres émergées : rapport spécial du GIEC sur le changement climatique, la désertification, la dégradation des sols, la gestion durable des terres, la sécurité alimentaire et les flux de gaz à effet de serre dans les écosystèmes terrestres. [P.R. Shukla, J. Skea, E. Calvo Buendia, V. Masson-Delmotte, H.- O. Pörtner, D. C. Roberts, P. Zhai, R. Slade, S. Connors, R. van Diemen, M. Ferrat, E. Haughey, S. Luz, S. Neogi, M. Pathak, J. Petzold, J. Portugal Pereira, P. Vyas, E. Huntley, K. Kissick, M. Belkacemi, J. Malley, (dir. publ.)].

24 World Energy Outlook 2018, p. 142 ; résumé du rapport de l’AIE, « World Energy Outlook » French Translation, 2018, p. 7-8 ; IEA, Net Zero Report by 2050, 2021.

25 Communiqué de presse de l’IPBES sur « Le dangereux déclin de la nature », mai 2019.

26 IPCC, 2022: Summary for Policymakers. In Climate Change 2022: Impacts, Adaptation, and Vulnerability. op. Cit.

27 Henry, R.C., Arneth, A., Jung, M. et al., « Global and regional health and food security under strict conservation scenarios », Nature Sustainability, 3 février 2022 .

28 Le rapport mondial sur les crises alimentaires révèle l’ampleur des crises alimentaires et la menace posée par le Covid-19, www.fao.org, 21 avril 2020 ; « La crise climatique alimente une crise alimentaire », alerte le PAM, news.un.org, 14 octobre 2021 ; https://www.un.org/fr/global-issues/food ; L’insécurité alimentaire aiguë atteint de nouveaux records, préviennent l’ONU et des partenaires, news.un.org, 4 mai 2022 ; Rapport mondial sur les crises alimentaires: le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire aiguë est passé à 258 millions dans 58 pays en 2022, 03/05/2023 ; L’insécurité alimentaire ne cesse d’augmenter, UNICEF, 3 mai 2023.

29 La loi de sélection naturelle r et K agit de deux manières opposées : dans un environnement instable, les individus les plus adaptés sont les petits organismes qui se reproduisent très vite et se dispersent sur de longues distances (sélection r) tandis que dans un environnement stable, au contraire, les individus les mieux adaptés sont les gros organismes ayant une vie très longue et se reproduisant peu (sélection K) [cf. Robert MacArthur et Edward Osbonne Wilson, The Theory of Island Biogeography, Princeton University Press, 1967].

30 Scenario negaWatt 2022 ; hypothèses sobriété envisagé dans ses scenarii de RTE, Futurs énergétiques 2050 – Principaux résultats, 16/02/2022 ; scenario ADEME Transition(s) 2050 : « génération frugale » (S1) ; ANCRE, scenario « sobriété renforcée ». (ANCREsob) ; scenario Negatep 2017 par l’association Sauvons le climat.

31 Résumé à l’intention des décideurs du rapport spécial du GIEC, « Changement climatique et les terres émergées. Rapport spécial du GIEC sur le changement climatique, la désertification, la dégradation des terres, la gestion durable des terres, la sécurité alimentaire et les flux de gaz à effet de serre dans les écosystèmes terrestres », 2020, note 33 p. 23.

32 Cf. le site : Comment les Sahéliens renforcent leur résilience ? Des preuves au sol et depuis le ciel.

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