Une contrainte nouvelle, un désajustement ancien
Le 28 avril 2025, l’Espagne a été le théâtre d’une panne électrique massive, conséquence inattendue d’une surproduction d’énergie solaire1. C’est une hypothèse non confirmée mais très probable, évoquée notamment par André Merlin lors de son entretien sur Thinkerview2. Pour la première fois, ce n’est pas un manque d’offre qui a provoqué la crise, mais un excès. Le réseau, incapable d’absorber l’énergie injectée, s’est désynchronisé. La demande n’a pas répondu, et le système s’est effondré. Ce type d’événement met en évidence un paradoxe grandissant : l’obligation implicite de consommer l’énergie au moment où elle est disponible, sous peine de nuire à la stabilité du système.
Ce phénomène n’est pas seulement technique. Il révèle un décalage plus profond entre nos instruments de pilotage économique et la réalité physique du monde. Sommes-nous entrés dans une ère où l’énergie impose sa propre loi ? Cette crise de synchronisation appelle une réflexion plus systémique. Il est d’autant plus important de se poser cette question que, dans le cadre de l’Union européenne, d’ambitieux programmes énergétiques sont en cours, visant à installer massivement de nouvelles capacités de production renouvelable3. En l’absence d’un cadre systémique de pilotage adapté, ces infrastructures risquent de reproduire — voire d’amplifier — les déséquilibres observés, rendant les black-out ou les délestages plus fréquents et plus coûteux. L’Europe pourrait ainsi installer une capacité de production excédentaire, sans garantie d’usage rationnel ou efficace.
Énergie renouvelable : un flux exogène à la demande
L’énergie solaire et éolienne présente une caractéristique radicalement nouvelle : elle est produite de façon intermittente, selon des conditions météorologiques extérieures. Cette production est qualifiée d’ »exogène » dans la mesure où elle ne répond pas directement à une demande énergétique issue du marché ou ou des usages, ni à une anticipation de celle-ci.
Dans les modèles classiques, la production suit la consommation : on produit parce que quelqu’un consomme. Mais avec les renouvelables, c’est l’inverse. Il faut consommer parce que la production a eu lieu. Le cas espagnol l’illustre brutalement : l’énergie solaire injectée en masse n’a pas trouvé preneur, provoquant un emballement du réseau.

L’impératif paradoxal de consommation énergétique
Face à une production surabondante et non stockable, les gestionnaires de réseaux n’ont que peu de solutions : ils doivent encourager une consommation artificielle (via des tarifs négatifs, des incitations à charger des véhicules à certaines heures, etc.) ou couper les producteurs4. Dans les deux cas, le système perd en efficacité et en lisibilité.
Ainsi naît une obligation implicite : consommer pour équilibrer, non plus pour répondre à un besoin. Une forme de gaspillage paradoxal s’installe, où la consommation devient un mécanisme de stabilisation. Ce n’est plus l’usage qui définit la production, mais la production qui commande l’usage.
La monnaie comme représentation symbolique de la demande
La monnaie, dans son essence, n’est pas une matière. Elle est une convention, un langage, une représentation symbolique de la valeur et de la demande. Depuis les travaux de Minsky et des théories monétaires modernes, il est admis que la monnaie est créée « endogènement » : elle répond à des demandes solvables exprimées dans le système bancaire5.
Cela signifie que la monnaie n’est créée que s’il y a une intention humaine de consommation ou d’investissement. Elle est donc structurellement adaptative : elle suit les besoins. Elle est, pour ainsi dire, réactive.

Une asymétrie croissante : énergie imposée, monnaie permissive
Cette opposition est fondamentale :
- L’énergie devient une donnée brute, non sollicitée, et parfois impossible à refuser sans déstabiliser le réseau.
- La monnaie, elle, reste liée à des intentions humaines, déconnectée de toute contrainte biophysique directe (nécessitant une rentabilité économique exprimée en retour monétaire sur investissement, souvent évaluée indépendamment des conditions matérielles ou écologiques.
Ce découplage crée une crise de pilotage. Nous pouvons avoir de l’énergie mais pas les moyens de l’organiser efficacement ; ou de l’argent, mais pas l’énergie correspondante. Le langage économique ne parle plus celui du réel.
L’économie homéostatique : une monnaie guidée par l’état du monde
C’est ici que l’EH propose une alternative. Elle ne cherche pas à confondre la monnaie et la matière, mais à réguler la création monétaire à partir d’indicateurs biophysiques tels que des indicateurs de ressources non renouvelables, d’état de la biodiversité ou encore, d’empreinte écologique.
Dans ce modèle, la monnaie est exogène au sens où sa création ne dépend pas d’une demande solvable préexistante, mais d’un constat systémique : quels flux physiques peuvent être soutenus sans compromettre la biosphère ? La monnaie devient alors un instrument de cohérence, non de projection illimitée6.
Deux canaux sont envisagés :,
– Une masse monétaire ajustée et distribuée périodiquement selon l’état global du système, fonctionnant comme un mécanisme de régulation : des apports (émissions) ou des retraits (fonte monétaire) sont opérés selon les indicateurs de soutenabilité.
– Des projets régénératifs, qui peuvent donner lieu à une création monétaire ciblée, conditionnée à leur impact mesurable sur la régénération des écosystèmes.
Dans cette logique, seule une monnaie véritablement exogène — c’est-à-dire émise selon des critères systémiques extérieurs aux arbitrages marchands — peut dialoguer efficacement avec l’exogénéité croissante de nos systèmes énergétiques, climatiques, environnementaux. Contrairement à la monnaie traditionnelle, orientée vers la rentabilité et la solvabilité, cette nouvelle forme monétaire n’aurait pas pour finalité de maximiser un retour sur investissement, mais de structurer une consommation régulée et une régénération planifiée, en adéquation avec les rythmes et contraintes de l’énergie disponible et des besoins fondamentaux humains.
Ce croisement entre deux logiques extérieures à la volonté humaine — celle de l’énergie (dictée par le soleil, le vent, le climat), et celle de la monnaie (fondée sur les équilibres biophysiques et les seuils de soutenabilité) — ouvre la voie à une nouvelle cohérence systémique. Un pilotage devient alors possible, non plus fondé sur la seule abstraction du profit, mais sur la compatibilité concrète entre les flux économiques et les rythmes du vivant.

Conclusion – Ne pas confondre monnaie et matière, mais les faire dialoguer
Nous ne pouvons pas continuer à piloter l’économie mondiale avec des instruments sourds au réel. Si l’énergie devient un flux imposé par le climat, tandis que la monnaie reste un signal déconnecté de toute limite, le système devient incohérent.L’EH propose une piste : Elle invite à repenser les mécanismes de pilotage pour qu’ils soient à la fois symboliques, systémiques, et compatibles avec la réalité physique. Il s’agit d’une avancée vers un monde où les flux que nous produisons obéissent enfin aux rythmes du monde que nous habitons.
références
1 & 4 Révolution Énergétique (2025). « Blackout en Espagne : Voici la vertigineuse perte de puissance électrique suite à la méga panne. » https://www.revolution-energetique.com/actus/blackout-en-espagne-voici-la-vertigineuse-perte-de-puissance-electrique-suite-a-la-mega-panne/
2 Merlin, A. (21 mai 2025). Entretien avec Thinkerview : « Électricité : Les prix vont-ils exploser ? André Merlin et Vincent Delahaye”.
3 Commission européenne (2023). « Plan REPowerEU : des actions communes pour une énergie plus abordable, sûre et durable ».
https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/repowereu/
5 Keen, S. (2011). Debunking Economics: The Naked Emperor of the Social Sciences. Zed Books ; Banque de France (2017). « La monnaie, comment est-elle créée aujourd’hui ? » Bloc-notes Éco. https://blocnotesdeleco.banque-france.fr
6 Hairy, S., & Albouy, B. (2019). Synthèse de l’Économie Homéostatique, Ex Naturae ONG. https://exnaturae.ong